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 L ’appétit  de  l’isvostchik. —  Sa  troïka. — Sa  communion  avec  la nature.  .• 
 Un  type  de paysan  russe très  sympathique et original,  et qui tend de plus  en plus  
 à  disparaître,  est  celui  du dolgui-isvostchik,  mots  qui  signifient  littéralement  :  
 «  le  cocher  à  long  parcours  ».  Supplanté parles postes de  l’État  et  surtout par  les  
 chemins  de fer,  il se réfugie  d’année  en  année  en  des  coins  plus  reculés  et  excentriques, 
  loin des nouvelles voies de communication, traqué par la civilisation comme  
 les  Peaux-Rouges  d’Amérique. 
 Le  domaine du dolgui-isvostchik est  celui  des villages perdus, qui ont conservé  
 leur  caractère  primitif  et  national, en  échappant  jusqu’ici  à  l’influence  de.  la  vie  
 industrielle  urbaine. 
 La nature  s’y  montre  aussi moins  factice,  plus  foncièrement  russe  qu’ailleurs  
 et  c’est  là qu’on peut  vraiment étudier la  vie  du  peuple. 
 On n’y  voit pas  de  chaussée, ni  les uniformes  à  boutons métalliques  des  fonctionnaires; 
  un  homme  rasé  et vêtu  à l’européenne y  est encore une  curiosité;  là,  on  
 ne trouve que de grosses barbes, des touloupes, des lapti, des toits de chaume hérissé,  
 des  isbas  sans  cheminées;  en  un  mot,  c’est  la  vieille  Russie  telle  qu’elle  était  
 du  temps  de Boris-Godounoff ou  de  Pierre  Ier. 
 Les  chemins vicinaux  ont été tracés au fur et  à mesure  des besoins des populations  
 rurales, sans intervention administrative, sans plan, sans souci de desservir les  
 villes, dont ils n’ont que faire ; ils coupent les champs, escaladent les collines, longent  
 les  rivières  avec  des  détours  et  des  sauts  imprévus  et  passent  par  des  voies  où  
 jamais on n’aurait tenté d’établir  une chaussée  de  poste. 
 Ce labyrinthe de raccourcis et de sentiers, sur une étendue de plusieurs centaines  
 de kilomètres, est aussi familier à un dolgui-isvostchik expérimenté que les  aspérités  
 de  son  propre  champ.  Il  sait  à  quel  endroit précis  le  petit  pont  sera  emporté  à  la  
 crue des eaux,  il  connaît  la place où l’on peut passer  à  gué,  il peut  prédire  l’époque  
 où  cent  chevaux  ne  réussiraient  pas  à  tirer  un  char  des  chemins  embourbés,  et  
 n’ignore  jamais  quelle  colline  il  peut  suivre  pour  ne  pas  verser  en  route.  En  un  
 mot, il  est en  son genre  un pilote  de terre,  non moins  digne  d’admiration  que  celui  
 qui  fait  franchir aux  vaisseaux  les  banquises. 
 >  Les  villages  les  plus  populeux  et  les  plus'  riches  de  la  Russie  sont, pour  la  
 plupart, échelonnés le long deces routes vicinales. Leur situation est caractéristique ;  
 ils ne  sont  pas isolés, disséminés  de-ci  et  de-là, mais  réunis en groupes, massés ou à  
 la file.  Après  avoir traversé  de  longs  champs  déserts,  sans  eaux,  sans  arbres,  sans  
 habitations, on  arrive  tout  à coup  à un grand village et alors  à droite,  à gauche, de 
 tous  côtés,  les  bourgs  se  succèdent  en  se  touchant,  et il semble  qu on  n en verra 
 plus  la  fin. 
 Ces villages,  tous assis  sur  le même coteau,  s’étalent, déroulant leur ceinture de  
 forêt,  sur  le  bord  d’une  rivière.  Ils  
 n’ont  pas  le  charme  idyllique  des  
 hameaux  suisses, .ni  l’aspect de  joujoux  
 des  proprettes  maisons  hollandaises; 
   loin  de là,  ils  font  à  distance  
 l’effet  de  tas  de  fumier  jetés  au  
 hasard  les  uns  sur  les  autres.  Seuls  
 les églises et les. couvents profilent leur  
 masse blanche sur le fond sombre des  
 bois;  néanmoins,  l’ensemble  de  ces  
 villages  ne  manque  pas  de  pittoresque, 
   surtout  lorsqu’ils ont  l’air de  
 glisser  du  haut  des  coteaux  abrupts  
 vers  le  fleuve  qui  les  arrose  et  que  
 celui-ci bouillonne et rebondit, refoulé  
 en plusieurs endroits par des moulins  
 et des digues, ou qu'il finit par s’épancher  
 en un  grand lac. 
 D ’en bas  on  distingue nettement  
 les  troncs  élancés  et  blancs  des  bouleaux, 
   les  ailes palpitantes  5  r   r   des  nom-  M. .o.ines  ouvriers., 
 breux  moulins  à  vent,  et  les  chétives  
 masures,  penchées  d’un  côté,  qui  semblent  nichées  dans  le  sol  argileux  des  
 ravins  et,  au  milieu,  l’abrupt  sentier  qui  descend  au  fleuve  où  les  femmes  vont  
 puiser  l’eau,  si  étroit, qu’il  faut  s’y   tenir  sur  un  pied  par  un  prodige  d’équilibre. 
 Le  dolgui-isvostchik ne ressemble en  rien au yamtchik,  le postillon, qui, à côté  
 de  lui, semble un  citadin  avec des  goûts et des manières  d’ouvrier d’usine.  L a  pipe  
 ne  quitte  pas  les  lèvres  du  yamtchik,  il  se  pavane  dans  sa  blouse  rouge  au  col  
 boutonné  de  côté ;  son  chapeau  orné  de plumes  de  paon  sur  l’oreille,  déluré  et  
 noceur,  il  dépense  son  dernier  copeck au  cabaret.  Son métier  l’entraîne  à cette vie  
 haletante  et désordonnée ;  jour  et nuit il  emporte  le  voyageur  à  bride  abattue  dans  
 sa troïka,  jusqu’à  ce  que ses  chevaux  «  balayent  le  sol de leur  ventre  », suivant  son