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 la profondeur  de  ses  eaux quelques  mois, auparavant,  surgit  inopinément un  banc  
 de  sable,  le  pilote  doit  être  capable  de  discerner  ces  modifications  rien  qu’à  la  
 teinte  de  l’eau. 
 Il  faut une  connaissance  très  approfondie  du bassin  de  la Volga pour  remplir  
 les fonctions de  botzman;  c’est pourquoi  cet emploi est beaucoup mieux  rémunéré  
 que  celui  des  bourlaki,  et  le  pilote  se  distingue  de  ses camarades par  l’élégance  de  
 sa  chemise  rouge  et  la  suprême  coquetterie  de  ses  hautes bottes  de  cuir  et  de  son  
 chapeau  rond. 
 La   journée, des  bourlaki  commence  avant  le  lever du  soleil;  à  huit heures  ils  
 déjeunent,  puis se remettent au  travail jnsqu’à  deux heures,  moment de  leur  dîr.er,  
 et  le  travail  reprend  pour  ne  cesser  que  tard  dans  la  soirée,  lorsque  l’étoile  du  
 berger  disparaît  à  l’horizon;  alors  ils  soupent  et  se  couchent. 
 N’ayant  ni montre,  ni  pendule,  ils  mesurent  le  temps  au  moyen  d’une  chandelle  
 allumée;  quand  elle  est  à moitié  b rû lé e ,.|  bourlak chargé j e  pomper ¡ ¡ a u , '  
 qui  envahit  toujours  plus  ou  moins  la  barque,  réveille  sans  pitié  ses  camarades  
 encore  dans leur premier  sommeil et  ils doivent  se  remettre  à  l’Ouvrage  sans avoir  
 même récupéré  leurs forces. 
 Malheur  au  bourlak  qui  tombe malade pendant  le  remorquage !  Le patron  lui  
 règle  seance  tenante  son  compte,  lui  rend  son passeport  et  n’importe  où  le  bateau  
 se  trouve,  le  déposé sur la  rive.  Faut-il  s’étonner  après  cela  de  Ce  que  les  b o u r la k i!   
 appellent  la route  qu’ils  doivent parcourir le  chemin du  calvaire  ! 
 Le  grand  poète  russe  Nekrassof  s’est  ému  des:souffranI$  des  haleurs  de  la'  
 Volga  : 
 Q u e lle   est  cette p la in te   adoucie  
 Q u i  se  mêle  au  b ru it  de  tes  flots ? 
 Es t-ce  ton  sein  qui  se  sou lè ve , 
 O   fleuve !  en  éternels  sanglots ? 
 O   V o lg a  !  le   chant  q ui  s’élève  
 Hé la s !  c’est  le   c ri  des ha leurs  
 Q u i  remontent  leurs   lourdes  barques. 
 L e u r   ch ant  est u n  gémissement. 
 O  V o lg a ,  tes  eaux  fécondantes  
 A u   printemps montent lentement, 
 Ir ré s is tib le s  et  grondantes, 
 E lle s   submergent  le   pays. 
 H é la s  !  o  peuple  dans  les  chaînes ! 
 O  peu ple  souffrant  et soumis ! 
 Dep u is   que  débordent  tes  peines, 
 N otre  so l  en  est  inondé  
 '   P lu s   que des  vagues  du  g rand  fleuve; 
 D’ordinaire,  lés  bourlaki  doivent  effectuer  leur  transport  d’Astrakan  à Nijni- 
 Novgorod  en  soixante-dix ou  soixante-quinze jours, pour la  Saint-Elie, le 20  juillet. 
 A  mesure  que  ce  terme  approche,  le  propriétaire  des  marchandises  que  les  
 bourlaki  transportent  devient  plus  exigeant et  les  talonne  davantage.  Souvent  les  
 haleurs n’ont plus que deux heures de sommeil toutes  les vingt-quatre heures. Après  
 ce  rude  labeur et  ses nuits blanches, le bourlak  est  une proie  facile pour les plaisirs  
 de la  ville où  il  prend  enfin  un  peu  de repos, ‘et il  lui  faut  très  peu  de  temps pour  
 dévorer  le maigre  salaire  qu’il vient de gagner au péril  de  sa  vie. 
 Le  séjour  d’Astrakan  surtout  est  fatal  aux bourlaki ;  ils  viennent d’un pays  de  
 blé,  où ils  ne mangent  guère  que  du  pain;  à  Astrakan,  ils  trouvent  du  poisson,-  
 dont  ils  sont  très  friands,  des  fruits variés  et du  vin ;  comment, après de  si  longues  
 privations,  ne  feraient-ils  pas  honneur  
 à  ces mets  succulents ? 
 On  rencontre rarement un bourlak  
 qui  sache  lire  et  écrire,  et  les  
 haleurs  eux-mêmes  déclarent  qu’il  
 ne  s’en  trouve  pas  parmi  eux,  par  
 la  bonne  raison  qu’un  ouvrier  tant  
 soit  peu  lettré peut toujours  se  procurer  
 un  travail  mieux  rémunéré. 
 L ’ignorance  des  ' bourlaki  les  
 rend  hostiles  à  tout  progrès  qui  risquerait  
 au  début de  léser  leurs  in té -1   .  . 
 -  i  .  1  '.  .  Sur  la Volga. 
 rêts  immédiats;  ils  s’opposent  systématiquement  
 aux  bateaux  à  vapeur,  aux  chemins  de  fer  et même  à  la  création  de  
 nouvelles  routes;  ils  préfèrent  les  solitudes  et  redoutent  les  régions  peuplées.  On  
 a même vu des haleurs qui considéraient les incendies comme un auxiliaire précieux. 
 La  saison  du halage finie,  les bourlaki rentrent dans  leurs  foyers  et reprennent  
 leurs métiers d’hiver,  redevenant  les  uns  forgerons,  les  autres  tailleurs.  Dans  le  
 gouvernement  de Kostroma,  ils  tissent  le  lin ;  à  Tcheboksari,  ils  coupent  le  bois;  
 à Mouroma,  ils  fabriquent des  arcs  pour  les  attelages  russes  qu’ils  envoient  à  la  
 foire  de Nijni-Novgorod,  mais  la plupart  d’entre  eux,  lés  bourlaki  de  Tambof,  de  
 Pensa,  de  Simbirsk,  de Samara,  s’emploient  aux menus travaux ruraux qu’on peut  
 accomplir en  hiver. 
 Le  bourlatchetstvo  forme,  en général, une population  ignorante,  errante,  livrée  
 au hasard et dont les  travaux  pourraient  être  accomplis avec avantage, par  les  chevaux, 
   les boeufs  ou les  machines ;  en  définitive,  le  bourlak est une  bête de  somme. 
 A  mesure  que la Russie se  civilisé,  cette  classe d’hommes  tend  à  diminuer,  le  
 paysan  trouve un  emploi de ses  bras plus  lucratif et moins pénible,  et nous sommes  
 en  droit  d’espérer  que d’ici  à quelques années  les  souffrances des bourlaki ne  seront  
 plus  qu’un  souvenir.