VIII
Fêtes religieuses. — Valeurs des chansons populaires russes.
Les chansons dramatiques du sémik. — Les superstitions. — Les envoûtements.
Le supplice d’une sorcière. — Les Znakhars.
La légende des trois coqs. — Le rôle des bêtes dans les superstitions.
D a n s aucun pays les paysans n observent un si grand nombre de fêtes religieuses
entraînant le chômage, que le moujik russe, et de toutes, celle qu’il
célèbre avec le plus d’entrain et de conviction est certainement le carnaval. Jeunes
et vieux, jusqu’au fond des hameaux les plus retirés, prennent part à cette fête.
Les gens, en s’abordant, se saluent par ces mots :
— Je te souhaite un gai, un honnête, un large carnaval !
Dans la Grande-Russie, le carnaval, y compris les préparatifs et les suites,
dure une semaine. Les premiers trois jours, jusqu’au jeudi, sont absorbés par les
soins préliminaires; les ménagères préparent la bière, l’eau-de-vie et les mets; les
jeunes gens s’occupent des harnais et des chars, les nettoient, les astiquent et les
ornent de rubans. Ceux qui n’ont pas d’attelages font tout leur possible pour s’en
procurer un provisoirement; car leur amour-propre exige qu’ils se montrent le
jour du carnaval dans la rue du village avec des véhicules flamboyants et des
guides neuves.
Pendant ce temps, les jeunes filles élèvent artificiellement des montagnes de
glace et font reluire les luges, petits traîneaux bas qui servent à se glisser le long
des pentes couvertes de neige.
Dès l’aurore, le jeudi, les mères de famille se mettent à l’ouvrage, car ce jour-là
tout le monde doit manger à satiété. Vite, elles allument le feu et commencent à
cuisiner. Elles grillent ou font bouillir le poisson ; elles préparent les gâteaux et la
pâte pour les crêpes, qu’elles serviront plus tard avec des oeufs, des baies, ou même
additionnées de poisson. Cette activité de ruche se prolonge jusqu’à midi, l’heure du
dîner. Le repas terminé, tout le monde va se luger ou se balaricer dans des sortes
de cages qui se font contrepoids, exercice d’ailleurs assez dangereux. D’autres
préfèrent la promenade; cinq ou six personnes s’entassent dans un traîneau et
parcourent à toute bride l’unique rue de leur village.
Après s’être suffisamment montrés chez eux, les moujiks courent s’exhiber
dans le bourg voisin, puis de village en village, jusqu’au soir. Alors ils rentrent
exténués, les chevaux fourbus, la tête basse et trempés de sueur; puis tous se
remettent à table, pour dévorer le reste des provisions de la maison, sans rien
laisser pour le lendemain.
Les mêmes exploits se renouvellent le vendredi, le samedi et le dimanche, qui
clôt le carnaval; ce dernier jour, les paysans attellent à un grand char dix chevaux
de file et quelquefois plus; sur chacun
monte un cavalier en guenilles,
le visage barbouillé de suie et tous
armés, les uns de grands fouets, les
autres de balais ou d’autres ustensiles
de - Ménage. Dans le gouvernement
de Kazan, ils se déguisent
quelquefois en mollahs ou en kal-
mouks.
Le char, maculé de même et
hérissé de balais, est occupé par un
homme ivre aussi vêtu de haillons et
tout noirci ; un tonneau de bière est
placé près de lui, ainsi qu’un grand
coffre rempli de gâteaux, de poissons,
d’oeufs et de crêpes. Il tient
dans sa main un grand verre plein
d’eau-de-vie. Le personnage grotesque
qui occupe ce char représente
le carnaval retournant chez lui. Il
est tenu de boire et de manger sans
cesse. Beaucoup de paysans, qui Mollahs (prêtres) tatars.
désirent sincèrement retenir le carnaval
pour quelque temps parmi eux, le supplient de rester; mais il répond que
cela lui est impossible, car il est attendu à la foire, et il continue sa route et vole,
de toute la vitesse de ses dix chevaux, à un autre village. Après son départ, les
vieux s’invitent les uns chez les autres :
— Eh! petit frère, viens nous tenir compagnie; nous allons boire et manger la
fin des provisions; nous ne pouvons pas les garder pour le carême, ce serait un
péché... Moi, pendant le carême, je ne bois pas une goutte, et je ne mange que la
queue d’un radis... Viens donc, viens, petit frère.
Ils se rassemblent bientôt en si grand nombre que la vaisselle gémit d’un service
si actif. Le lendemain lundi, le travail ;manque d’attrait, la tête est lourde;
pourquoi ne pas prolonger la fête du-carnaval un jour de plus?