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 même  à  bout  et  si  on  lui  présente  du miel  par-dessus  le  marché,  il  ne  le  refusera  
 pas  non plus. D’ailleurs, devant l’ingurgitation formidable et méthodique d’une telle  
 masse d’aliments,  on  perd  l’espoir  de jamais  voir  ces  estomacs  vierges  se  déclarer  
 vaincus. Ce n’est pas  l’assaut  furieux  de  la première  sensation de faim, vite calmée,  
 c’est  la  marche  en avant,  ferme,  assurée,  qui  respire une force invincible  et  qui  ne  
 connaît pas  d’obstacles. 
 Après un tel  dîner, la  sieste  s’impose;  l’estomac  alourdi  fait  tomber  l’homme  
 sur  le  banc ou le  poêle,  car il  lui  reste juste assez  de force pour rouler son manteau  
 sous  sa  tête  en guise d’oreiller; il s’endort  comme un boa  repu  etne^se réveille  que  
 quelques heures plus tard, lorsque cette pâtée gargantuesque commence à être refoulée  
 loin  du  coeur.  C ’est ainsi que  l’homme du  peuple  refait  ses  forces après  un  travail  
 pénible  et de longue  durée. 
 La  sollicitude  de  l’isvostehik pour  sa  troïka est  très  touchante.  Il  sait  que  ses  
 trois  chevaux  et  lui passeront  leur  vie ensemble  dans  d’éternelles montées  ou  descentes  
 au  trot  léger,  sous  les  dia  et  les  huhau  et  les  hue,  et  qu’il  aura  encore  
 longtemps  besoin  de  ses  fidèles bêtes  qui  partagent  toutes  ses  peines;  aussi  pour  
 rien  au monde,  il  ne presserait l’allure  de sa  troïka, docile  et patiente;  il a pour  elle  
 un amour parfois idyllique.  Elle constitue sa famille, ses amis, et, en cas de nécessité,  
 il se  sacrifiera pour  elle sans hésiter. 
 Il  faut  l ’entendre  évoquer la mémoire  d'un  cheval  bai,  qui  a  péri  une  année  
 auparavant; souvent des  parents  gardent  un  souvenir  moins  fidèleoet  moins  affectueux  
 de  leurs  enfants  : 
 «  Ce  n’était pas  un  cheval,  mais  un  diable,  dit-il  en  branlant  la  tête;  avec  
 un  cheval pareil  on peut passer partout...  A   le  voir,  il  était large comme  un poêle,  
 pas haut  sur  ses  jambes,  mais  fort,  vigoureux;  il  avait  le  poitrail  bombé  comme  
 une  casserole,  la  crinière  pendant  jusqu’à  terre,  et  des  fanons  comme  ceux  d’un  
 ours...  J’aurais  préféré  me  coucher moi-même  dans  la  bière  que  d’assister  à  son  
 agonie... Depuis longtemps il avait mal aux genoux des membres postérieurs ; je  l’ai  
 abîmé  au carême pendant le dégel, la boue était gluante et s’attachait aux roues. Mon  
 pauvre  cheval  y   est  entré jusqu’au  ventre  et toujours  en avant, tirant  seul,  les deux  
 autres faisaient semblant... et il est mort... Ce que je l’ai regretté !... Il était resté couché  
 et me  regardait  comme  s’il  voulait se  lever;  il avait des yeux déjà tout à fait comme  
 ceux  d’un  imbécile...  il  voulait  se  dresser  sur  ses  jarrets  et  ses  jambes  étaient  
 molles comme  si  elles avaient  perdu  leurs  os,  elles  semblaient  de  paille  et  fléchissaient. 
   Et  il  soupirait,  soupirait, mon  pauvre  chéri, me  regardant  toujours  comme,  
 s’il me demandait  de lui  venir  en  aide...  Et moi je  l’ai soigné mieux que  si c’eût été  
 mon père...  je  lui  ai  donné de  l’huile  avec  du  sel,  je  lui  ai  versé  dans  la  bouche  
 du  goudron... Rien  n’y   faisait,  il est mort,  il  est mort... Oh!  que j’ai  souffert alors!  
 Il  était trop  bon,  voyez-vous,  barine, meilleur qu’un frère.  » 
 Le dolgui-isvostchik connaît  à  fond  les moindres  goûts  et  les  fantaisies  de  ses  
 chevaux ;  il  sait  ce  qu’ils  craignent  et  ce  qu’ils  aiment ;  par  sa  manière  de  les  
 traiter  en  amis,  il en  a fait des  animaux dociles,  caressants,  laborieux  et intelligents  
 au plus haut degré.  Us  comprennent  non  seulement  les  gestes,  mais  les  paroles  de  
 leur  ami  et maître. 
 D’ailleurs, il leur parle comme à des hommes, il leur fait la morale,  leur adresse  
 des  plaisanteries,  les  caresse  en soulevant  leur toupet ou  en  leur  tirant  les  oreilles,  
 et  le  cheval intelligent,  comprenant  ces marques  d’amitié, lèche  
 la  fourrure  de  la  pelisse  de  son maître  et,  remontant  jusqu’à  
 la  barbe  et  aux  cheveux,  il  promène  dessus  sa  bonne  tête  
 intelligente. 
 Le  dolgui-isvostchik  est  incontestablement  
 supérieur  aux  gens  de  sa  
 condition;  il a tout vu : Moscou,  
 le Kremlin et le tsar des canons;  
 les  catacombes  de Kieff,  où  il  a  
 baisé  les  reliques  des  saints;  il  
 a  été en Pologne parmi les juifs ;  
 il  est  allé  en  Petite-Russie  où  -,  -  §ùr  la  Volga. 
 •l’on  peut  avoir  une  pastèque-  : . 
 pour  un  copeck,  et  jusque  chez  les  Tatars  en  Crimée;  là ,‘ il  a  mangé  pour  la  
 première  fois  du  raisin.  Il  est  très  curieux,  il  recherche  la  conversation des  hôtes  
 dans  les  auberges  où  il  s’arrête  et  celle  de  ses  voyageurs;  il  aime  à  s’instruire  et  
 tient  à  ce que  l’entretien  lui  apprenne quelque  chose. 
 Il est  très  pieux,  par  tradition  de  famille et par  le  fait  de  son  existence pleine  
 d’imprévu.  Toute  son  industrie,  son  faible  gain,  son  sort,  dépendent  du  hasard  :  
 un orage,  la nuit,  avec des  pluies  torrentielles,  les fondrières  ou  la  cherté  du  fourrage  
 peuvent facilement  causer  sa  ruine.  Il  se met  en  route  par  une  belle  journée,  
 sans  savoir  ce  qui  l’attend;  il  risque  de  devenir  la  proie  des  brigands,  son  char  
 peut  se  briser,  son cheval  tomber malade.