une nuée de ces insectes, a décrit très exactement cè curieux phénomène.
La nuit était belle et constellée ; la lumière de la lune tremblait dans les flots
sombres du Basoulouk, qui se fraye un chemin dans le steppe pour rejoindre le
majestueux Dniéper.
M. Sémionoif était réuni avec quelques amis dans la vaste cour de la maison
seigneuriale où ils venaient de passer ensemble une journée de fête; le moment de
se séparer était venu. Les quatre beaux chevaux de poste piaffaient d’impatience
devant le perron; encore des remerciements, des serrements de mains puis les
voyageurs sont emportés bride abattue à travers l’immense plaine aride. Les
louves, à qui les chasseurs, afin de se ménager un plaisir pour l’hiver, ont enlevé
leurs louveteaux, pour les élever en vue de la chasse, remplissent le steppe de leurs
lamentations désespérées. La chaleur du jour a fait place à line fraîcheur délicieuse
et l’air est plein d’un parfum de fleurs. Les voyageurs ont bientôt atteint le premier
relais; l’inspecteur, à la clarté d’une lanterne fumeuse, examine les podorojnies
(feuilles de route dont doit être muni quiconque fait usage des chevaux de poste).
Les bêtes sont vite échangées pour un attelage frais; dès que la cloche est attachée
à l’arceau, le iamtchik saute sur le siège, siffle et les chevaux partent au galop.
Le lendemain, à l’aube, M. Sémionoif et ses compagnons, en se réveillant, se
trouvèrent devant l’auberge de la petite ville de Bresslavl. Auloin serpentait le ruban
argenté du Dniéper sous un pont de bois qui marquait la limite du gouvernement
de la Tauride. Sur la rive s’élevaient sept tentes de Tziganes, d’où s’échappaient
d’épaisses colonnes de fumée et le son rythmé des marteaux frappant l’enclume.
C ’étaient des forges ambulantes, car les Tziganes sont d’excellents forgerons avec
lesquels les Russes ont de la peine à lutter. Les Bohémiens fournissent presque
exclusivement les Petits-Russiens de faux; ils passent également pour bons vétérinaires
et sont des maquignons de premier ordre.
A de rares intervalles, les voyageurs apercevaient des champs cultivés ; mais
aüssi loin que la vue pouvait s’étendre, l’oeil ne rencontrait que des -prairies d’un
vert défraîchi et terni par la poussière; point d’arbres ni de maisons, par-ci par-là
seulement des tertres funéraires hauts de quinze pieds, des kourgani, qui marquent
le passage des peuples qui ont traversé ce pays dans l ’antiquité pour se rendre
en Germanie; ils rappellent par leur forme les tombeaux des Huns retrouvés en
Allemagne ; dans plusieurs on a trouvé des ossements d’hommes, des squelettes de
chevaux et des armes. Tout à coup le iamtchik (postillon) cria d’une voix effarée :
— Les sauterelles ! les sauterelles !
Cependant on ne discernait encore qu’une longue nuée noire à l’horizon,
immobile d’apparence et dont se détachaient de petits nuages. Un moment plus
tard, cette masse sombre revêtit la forme menaçante d’un grand nuage précurseur
de tempête, qui, en quelques minutes, s’étendit comme un épais rideau sur le ciel,
obscurcissant le soleil ; instantanément les champs autour de la chaise de poste,
sur une étendue de dix à quinze dessiatines, furent ravagés, dénudés, comme si le
rasoir avait passè'sur la terre, et l’on eût vainement cherché une tige intacte.
Surgissant on ne sait d’où, des femmes et des enfants armés de faux, de
faucilles, de toute sorte d’ustensiles de ménage, accoururent, frappant sur ces
objets métalliques avec des cailloux et des morceaux de bois, faisant un vacarme
infernal pour mettre en fuite le terrible ennemi.
Malgré la rapidité avec laquelle s’avancait la chaise de poste, elle était sans
cesse devancée par des télègues chargées de paysans et lancées à une telle vitesse,
que les essieux se tordaient et fumaient dans les roues. Les moujiks se hâtaient à
l’encontre des envahisseuses dévastatrices dans l ’espoir de pouvoir circonscrire le
fléau. La nuéè devenait de plus en plus dense.
L ’air se remplissait du croassement et des cris de milliers d’oiseaux de proie,
corbeaux, choucas, qui volaient au-dessus des champs et se jetaient avec avidité
sur le nuage de sauterelles. L ’atmosphère semblait obstruée de points noirs qui
pesaient sur les paupières et obligeaient gens et bêtes à fermer les yeux. En une
seconde la chaise de poste fut enveloppée par la nuée d’insectes, les chevaux se
cabraient, ruaient, mordaient leur frein, se secouaient.
Cette fois le soleil était complètement éteint sous la myriade de sauterelles suspendues
en l’air. Cela ressemblait à un brouillard compact ou à des torrents de
fumée s’échappant d’une cheminée gigantesque et formant un mur noir qui interceptait
toute clarté. Cette innombrable légion d’insectes s’abattait sur la route sous
la voiture dont les roues broyaient les sauterelles par milliers, pendant que les
sabots des chevaux en faisaient une effroyable bouillie.
L ’horrible nuée noire s’éloignait, laissant le sol. jonché de retardataires qui
couvrirent la route, le pont, les arbres, les: joncs et jusqu’au fleuve.
Dès hordes d’oiseaux aquatiques, canards à têtes grises ou couleur de cannelle,
moqueurs et mouettes, surgirent spontanément des roseaux et remplirent l’air de
cris perçants. La voracité avec laquelle ils se jetaient sur cette riche proie leur
faisait oublier la présence des hommes et des femmes qui continuaient à s’agiter,
à crier, à vociférer, en faisant résonner toute sorte d’objets métalliques formant
un formidable orchestre charivarique. Mais malgré les immenses bandes de
combattants aquatiques et aériens qui s’acharnaient sur l’ennemi pour l’exterminer,
il survivait encore des millions èt des millions de sauterelles !
Les pérégrinations des criquets surviennent, en général, dans le steppe à partir
de la fin de juillet jusqu’en septembre. Ces migrations sont évidemment entreprises
en vue de chercher un endroit propice pour y déposer les oeufs. Dès que la sauterelle
commence à sortir de la larve, le steppe, pendant plusieurs jours, gémit sous
la masse de ces insectes. La larve diffère de l’adulte en ce qu’elle n’a pas d’ailes,
celles-ci poussent lors de sa seconde mue; alors toute la nuée, comme sur un
signal donné, s’enlève en l’air et s’envole vers l’Ouest, se dirigeant sur les princi