et Kieff, ces aînées de Moscou, ont aussi, l ’une son Kremlin, l’autre ses portes
célèbres, néanmoins elles ne portent plus l’empreinte des villes de la vieille Russie,
tandis que la sainte cité moscovite est restée, plus que toute autre réfractaire au,
grand souffle européen dont Pierre le Grand vivifia la Russie.
Asiatique elle est restée non seulement dans sa physionomie extérieure, mais
dans les intimes replis de son âme. Moscou est toujours frondeuse; du haut de sa
grandeur- byzantine elle regarde l’Europe avec condescendance; sa morgue est
bonne enfant, et l’on ne peut s’empêcher de lui savoir gré, en ce temps de nivellement
de toutes choses vivantes et inanimées, de résister à l’aplatissement général et
de garder son originale personnalité.
La légende prête à Moscou, comme à la plupart des villes historiques, des
origines sanglantes; comme la fondation de la capitale russe ne remonte pas au
delà du xiie siècle, il est probable que la tradition renferme une part de vérité. A cette
époque, , un prince de Kieff, Jôuri Dolgorouki, se trouvant dans les domaines d’un
boyard nommé Koutchka, se considéra comme insulté par ce seigneur et le fit mettre
à mort; puis il ordonna d’élever sur l’emplacement qu’occupait la maison du boyard
une ville à laquelle il donna le nom de Moskova, d’après la rivière qui'l’arrosait.
Jouri maria son fils à une des filles du boyard assassiné et leur ordonna d’habitçr
la nouvelle ville et de la rendre riche et prospère.
Moscou, ainsi que Rome, s’étend sur sept collines, la Borovitzkaya sur laquelle
s’élève le clocher d’Ivan, — c’est le quartier le plus ancien de Moscou,SR- la Pokrovka
où se dresse la cathédrale de l’Assomption, etlaTverskaya avec le Strastnoï couvent.
Les autres collines sont moins remarquables, et même l’une d’elles porte-le nom
peu engageant de colline des P o u x ! (Vchivia gorki).
Cette disposition de Moscou couronnant lés sommets de petites montagnes, dont
-les pieds baignent dans un courant resserré et rapide, contribue beaucoup à l’impression
féerique qu’elle produit. A des centaines de kilomètres alentour s’étend
uniformément une plaine maigre, fangeuse, grisâtre, et tout à coup émergent à
l’horizon sept collines fleuronnées de clochers, détours, de campaniles dorés, rayonnant
au-dessus de toits verts, bleus, violets, qui se bombent en carapaces géantes
aux écailles multicolores, revêtant sous leurs reflets chatoyants les formes les plus
inattendues, arrondies, anguleuses, pointues, coupant la nue d’arêtes vives, incrustant
dans le ciel sombre une forêt de croix d’or fin ciselées.
C ’est ainsi que la Jérusalem apocalyptique devait flotter devant les yeux du
prophète.
Moscou semble suspendue entre terre et ciel dans une apothéose; nulle trace de
rues, de maisons alignées, de foule grouillante ; c’est l ’apparition d’une cité céleste
et irréelle, une vision féerique qui émerveille et séduit. La pensée s’attarde curieusement
à ces formes bizarres, pendant que les, yeux se repaissent de couleurs.
Un peintre, surtout s’il est impressionniste, trouvera dans cette débauche de
MOSCOU. ' . >35
lignes et de couleurs un régal des yeux, la joie de son pinceau; mais l’historien et le
penseur ne verront dans cette' radieuse apparitiomque la dernière étape de Ja civilisation
asiatique vaincue par la renaissance européenne.
• Cette impression de lutte entre l’Asie et l’Europe s’accentue encore plus, quand
on pénètre dans les rues de Moscou; là tout est contraste : si l ’or brille sur les
coupoles, si les toits reluisent comme des joyaux, les rues de Moscou, pour la plupart,
n’ont pas de pavé. Circuler dans les voies moscovites est dangereux et pénible
pour le piéton et même pour
celui qui les parcourt en voiture ;
à tout instant un cahot menace de
le jeter dehors, et, si courte que
soit la distance, il parviendra à
destination moulu comme s’il v e nait
de faire un long voyage en
chemin de fer.
Moscou est la seule ville
d’Europe qui puisse, se vanter de
posséder des vagnki, la voiture des
Ivans, informes carrioles auprès
desquelles un sapin de Paris
semble un carrosse luxueux. Dans
les vagnki, un voyageur qui ne
veut pas faire le saut périlleux
fera bien de se cramponner des
deux mains aux pans du caftan
dé son cocher. Si la fantaisie lui
prenait de se donner un compagnon
de route, il devra prudemment
le. faire asseoir sur ses genoux. Moscou a même réussi à inventer dès
traîneaux qui secouent ! _ Quant à l’installation intérieure des voitures de place de la
première capitale russe, on ne s’en contenterait pas dans un village européen. Ces
-véhicules courent cahin-caha et rebondissent dans des rues étroites, contournées
et souvent resserrées entre deux hautes clôtures de bôis ne laissant voir que des
cimes d’arbres fruitiers. La douma (la municipalité moscovite) pourrait facilement,
si elle le voulait, s’accorder des fiacres comme ceux de Saint-Pétersbourg; inaisles
Moscovites tiemïent jalousement aux anciennes choses qui donnent à leur ville sa
physionomie propre, et tous les amateurs de pittoresque qu’afflige la monotonie du
, confort moderne les approuveront.
Le Moscovite aime ses aises, la vie large ; il fait passer la commodité avant
l’élégance et demande avant tout que sa demeure soit spacieuse, qu’il puisse y recevoir