« Tout cela ne serait que ridicule, si ce n’était pas si triste », perisais-je en
attendant mon assiette.
Pourtant ces façons m’agaçaient, et pour sauver ma bonne humeur j je cessai
d’assister au dîner de l’état-major et je pris le parti de me. nourrir de brouet que
je puisais dans la gamelle des cosaques.
Un jour, je fus fort intrigué par l’animation inusitée qui se produisit dans le
camp. Je demandai à mon père s’il connaissait la cause de cette gaieté. Il me
répondit, avec un peu d’embarras, qu’on se réjouissait d’un détachement envoyé
en reconnaissance,
— Et moi, m’écriai-je, je pensais qu’on célébrait une bataille victorieuse.
Dans mon imagination, je supputais le nombre des captifs et des tués.
- — On voit bien que tu es un nihiliste de Tachkend! dit mon père pour toute
réponse.
Plusieurs jours s’écoulèrent; je me retirai de la société des officiers où l’on me
témoignait une hostilité évidente, et je me réfugiai dans ma tente que j ’occupai avec
le capitaine Woulf, un ami de Tachkend, et mon petit Kirghiz.
Un soir, j ’étais absorbé par la lecture d’un récit de bataille, quand j’entendis
tout à coup un grand va-et-vient autour de moi, dominé par ce cri :
— Le général Skobeleff! où est le général Skobeleff? Le commandant en chef
demande le général Skobeleff.
,s ‘ 7^- Qu’est-ce que le grand-duc peut vouloir à mon père? pensais-je.
Au même instant, un officier entra dans ma tente et me communiqua l’ordre
du commandant en chef, qui me mandait en toute hâte. Je trouvai chez le commandant
en chef le général Nepokitchitzki, chef d’état-major. Dès que j’entrai dans
la chambre, le grand-duc Nicolas Nicoiaévitch me dit :
— Allez immédiatement à Elena pour vous tenir à la disposition du général
Mirski et prenez avec vous le capitaine Woulf..
Le même jour nous partîmes en emmenant le petit Kirghiz. Le grand-duc me
donna l ’ordre de me rendre avec deux compagnies à Chipka et de m’y retrancher.
Arrivé à Chipka, après avoir examiné le terrain, je compris que deux compagnies
ne suffiraient pas pour édifier les redoutes et préparer les logements, et je fis
aussitôt demander à Mirski de m’envoyer un bataillon. Mais on ne m’accorda
que deux compagnies. Je me résignai et j ’entrepris les travaux, envoyant chaque
jour des rapports au quartier général avec prière de me donner au moins deux
régiments de renfort.
J’expliquai dans mes rapports que cet endroit était le seul qui offrît un
passage facile aux Turcs, mais à toutes mes instances on opposa des refus ou
le silence. A la fin de la troisième semaine, je reçus de l’état-major l’ordre
suivant :
« Le général-lieutenant Schilder-Schuldner venant de subir une défaite à
Plevna, allez à son secours; en route, prenez avec vous le régiment des cosaques
du Don n° 20, et le régiment d’infanterie Vladimir. »
Me voilà de nouveau en route; jusqu’à Lovtcha je ne rencontrai ni cosaques
ni infanterie. Comme j’approchais de Lovtcha, j’entendis des coups de fusil. J’entre
dans la ville, et je vois devant moi un arc de triomphe récemment élevé, portant
cette inscription : Hourra pour les Russes! Vivent les Russes! Un peu plus loin, un
monsieur eh habit, évidemment un maître d’école, vint au-devant de moi avec
l’intention de me régaler d’un discours. Je l’interrompis au premier mot par cette
question :
: ^ D’où partent les coups de fusil qu’on entend ici?,
— Mais ce sont les cosaques qui se battent hors des murs avec les Turcs, me
répondit-il flegmatiquement.
Je sortis de la ville et j’aperçus sur la coliine un groupe dont je m’approchai.
C’étaient, en effet, des cosaques qui tiraillaient contre les Turcs. Je remarquai aussitôt
que les Turcs étaient échelonnés sur une ligne trop espacée, et j ’en conclüs
qu’ils faisaient une reconnaissance et ne manqueraient pas de marcher bientôt sur
Lovtcha. Je donnai l’ordre aux cosaques de cesser le feu et de se retirer.
Je prévins également les Bulgares qu’ils eussent à se sauver en toute hâte de la,
ville, car le lendemain les Turcs arriveraient et les massacreraient tous. En même
temps, j’envoyai un cosaque au quartier général avec le rapport suivant :
« Lovtcha est en danger; pour la sauver il faudrait une division. Les Turcs
peuvent l’occuper demain et égorger tous les habitants. »
J’expédiai deux autres cosaques à la recherche du régiment Vladimir, et je
bivouaquai à la distance de trois kilomètres de Lovtcha. Le lendemain matin je
reçus du quartier général la réponsé suivante :
« Comment osez-vous inquiéter Son Altesse par des rapports aussi invraisemblables?
Lovtcha ne court aucun danger, car toutes les troupes turques sont
à Plevna. »
Pour me convaincre de, la justesse de mes prévisions, avant de me rendre à
Plevna, je fis encore une reconnaissance à Lovtcha. Au loin j ’aperçus des
colonnes de fumée et de feu, et bientôt je pus entendre les cris désespérés des
malheureux Bulgares et des coups de fusil. J’envoyai immédiatement au quartier
général ce bulletin laconique :
« Lovtcha est en feu, il est occupé par les Turcs. »
J’étais au désespoir; pourquoi des centaines de familles qui tendaient vers
nous leurs mains sanglantes périssaient-elles en ce moment?
A Plevna, tout marcha bien. On me donna une division, et mon père cessa
enfin d’intriguer contre moi, parce que, le même jour, nous fûmes promus l’un et
l’autre au "grade de général-lieutenant.
Vous voyez, ajoute Skobeleff pour conclure, comme ma carrière militaire a