le faire revenir de ses erreurs. Ils eurent beau « lui arracher les cheveux, lui brisër
les côtes, lui cracher dans les yeux », il refusa de céder et jura de rester fidèle à
la vieille croyance.
Après de longues tribulations, il fut déporté en Sibérie auprès du voïvode
Pachkoff, qui devait plus tard conquérir la Daourie.
PachkofF était un homme féroce qui se plaisait à infliger autour de lui les supplices
et les tourments. Il reçut l’ordre dé traiter rigoureusement Awakoum et n’y
manqua pas.
En de telles circonstances, tout autre que le vieux croyant se serait efforcé,
sinon de complaire à Pachkoff, tout au moins de ne pas provoquer sa colère; mais
le caractère d’Awakoum ne lui permettait pas d’user de ménagements.
Dès les premiers jours, il découvrit des irrégularités dans la vie de Pachkoff
et les lui reprocha ouvertement.
Le voïvode lui fit donner soixante-douze coups de knout et ensuite le jeta au
cachot.
Le pope raconte lui-même dans son autobiographie les tourments qu’il endura
dans sa captivité :
« Le donjon était glacial, mais Dieu m’a réchauffé, bien que je fusse nu comme
un petit chien couché dans le foin. Je me demandais sans cesse : me donnera-t-on
à manger ou non ? Des légions de rats m’assaillaient et je me défendais du mieux
que je pouvais, car on ne me laissait pas mon bâton. Je restai tout le temps
étendu sur le ventre, mon dos étant meurtri. »:
Awakoum avait déjà passé six ans à la merci de Pachkoff, lorsqu’un jour
survint une missive du tsar qui le rappelait à Moscou.
Nicon était tombé en disgrâce. Awakoum devint le favori du tsar, qui donna
l’ordre de le loger au Kremlin et vint souvent lui demander de le bénir et de prier,
pour lui.
Les boyards proposèrent alors à Awakoum d’accepter la réforme de Nicon,
laquelle avait subsisté malgré la chute du patriarche ; ils offraient au protopope
la charge de confesseur du tsar et lui promettaient des sommes considérables.
Awakoum était sur le point de céder, lorsque le Christ en personne lui apparut
et lui dit : « T u veux te perdre ? Sois sur tes gardes ! » Le protôpope tomba
prosterné devant-l’icône et s’écria : « Seigneur, je n’irai pas où l’on chante le nouveau
rite. »
A partir de ce jour Awakoum se mit à reprendre vertement tous ceux qui
avaient accepté la réforme et le tsar luhmême. En vain les patriarches lui répétaient
ils que la Palestine, la Serbie, Rome et les Polonais se signaient avec trois
doigts et que lui seul s’entêtait à se signer avec deux doigts, il leur répondait :
« Maîtres oecuméniques, Rome est depuis longtemps par terre et reste humiliée, les
Polonais se sont perdus avec elle, et vous-mêmes vous souffrez de la violence du
Mahomet turc. » Et après les avoir injuriés., il ajouta : « Je suis pur ! et je secoue
la poussière de mes pieds contre vous, car il vaut mieux être seul à faire la
volonté de Dieu que des milliers à faire le mal. »
Ces: paroles hardies reçurent aussitôt leur récompense ; les patriarches se
jetèrent sur Awakoum, le battirent et renvoyèrent en prison sur la Petchora avec
ses adeptes. Il y resta quatorze années et non seulement ne céda sur aucun point,
mais continua de protester avec plus de véhémence encore contre la réforme de
Nicon, acceptée p a r le tsar et les autorités ecclésiastiques.
En 1681, il envoya une lettre au tsar Théodore Alexievitch qui lui valut
le coup, de grâce. La lettre du protopope se terminait par ces mots : « Tsa r , donne-
moi la liberté pour qué je puisse, comme le prophète Élie, détruire en un jour tous
ces niconiens! Je suis convaincu qu’en le faisant je ne souillerai pas mes mains,
mais que, au contraire, je les purifierai. En premier lieu je pendrai ce chien, Nicon,
et je le couperai en quatre et après lui les autres niconiens. »
Enfin, tout en se rendant parfaitement compte de ce qui l’attendait, il attaqua
la mémoire du tsar Alexis en disant :
v: — Dieu est maintenant juge entre moi et le tsar Alexis; il est dans les tourments
de l’enfer, le Sauveur lui-même me l’a dit. C’est la récompense qu’il a
reçue pour sa réforme.
Le tsar Théodore donna l ’ordre de brûler vifs Awakoum et ses complices.
Lorsque le protopope, déjà âgé de soixante ans, fut attaché sur le bûcher, il fit
le signe de la croix des deux doigts et dit à la foule qui était venue pour assister
au supplice :
Si vous priez avec ce signe de croix, vous ne périrez point; mais si vous
l’abandonnez, le sable couvrira votre ville et la fin du monde viendra.
Les flammes commençaient à Îécher les suppliciés, lorsqu'un des compagnons
d’Awakoum se mit à pousser des cris épouvantables, le protopope se pencha vers
lui et l ’exhorta à mourir stoïquement; les martyrs gardèrent le silence pendant
que le feu les consumait.
La religion, d’ailleurs, n’est le plus souvent qu’un prétexte qui sert à motiver
la résistance des dissidents' à un nouvel ordre de choses. Le Raskol russe
remonte au temps où Moscou, centralisant de plus en plus son pouvoir,
attacha le paysan à la glèbe, entrava le commerce libre et créa le fonctionnarisme,
auquel est particulièrement réfractaire le Grand-Russien, nomade de sa nature,
excellent colonisateur, toujours en quête de pays nouveaux où il v ivra mieux
au bord « des lacs de lait aux rives de kissel ».
Le Raskol n’est donc pas un dissidentisme religieux, mais politique et social.
Dans la classe aisée des marchands, cette protestation s’est formulée d’abord
par la Bespopovtchina, un groupement en dehors du culte établi, s’isolant de la
religion du tsar.