entretenues, personne ne songe à installer des quartiers pour l’armée et les blessés
en prévision de l’automne, les entrepreneurs n’exécutent pas les clauses de leurs
traités, et l’on prétend qu’ils sont soutenus en haut lieu...
« Je ne suis pas versé dans la science militaire et je ne me permettrai pas de
trancher les questions, mais je peux constater que les gens haut placés des différents
services de l’armée, et que j'ai eu l’occasion de voir personnellement, ne
brillent pas par l’intelligence. Un seul homme m’a été extrêmement sympathique
et m’a inspiré confiance comme capitaine, c’est le jeune Skobeleff; mais ici on le
tient en suspicion, et le commandant en chef lui a rendu la place si difficile, qu’il;-
a dû quitter Zimnitza. »
Très fine encore cette remarque qui indique l’état d’âme de bon nombre des
généraux que le. médecin du tsar a connus de près.
« Une seule chose me console, dit-il, c’est que Skobeleff a déjà la croix de
Saint-Georges et n’a pas engagé la bataille en vue d’une récompense. Aussi l’un des
nôtres vient de faire une proposition très spirituelle, c’est de distribuer les croix et
les récompenses avant la bataille, afin que le général ne risque pas la vie de ses
hommes pour sa gloire personnelle. »
Je ne peux mieux terminer cette rapide esquisse de l’armée russe qu’en citant
un document d’une haute importance : les Confessions de Skobeleff, la plus grande
gloire de l’armée russe de la fin du xixe siècle.
Quelques années après la campagne türco-russe, Skobeleff, ayant établi son
quartier générai à Minsk, reçut quotidiennement à sa table les officiers en garnison
dans la ville. Il avait donné l ’ordre de servir ses convives sans l’attendre, lorsque
son service le retenait dehors à l’heure du dîner.
Un soir, après une de ces réunions familières, Skobeleff, se trouvant avec le
général Stoletoff, raconta divers incidents de sa carrière militaire que personne
ne connaissait. Le général Stoletoff dit alors d’un ton de reproche au général
Skobeleff :
' — Gomment! la guerre avec les Turcs est à peine terminée, et déjà vous
parlez d’une lutte contre l’Allemagne! Il faut croire que la vie des camps a été
douce pour vous cette année ; vous avez été victorieux dans toutes vos batailles, la
fortune vous a traité en enfant gâté, et c’est pourquoi vous rêvez déjà une nouvelle
campagne?
— Eh bien! non, mon cher, vous vous trompez du tout au tout, dit Skobeleff
en souriant, ma vie n’a été rien moins que douce et j ’ai eu à subir non seulement
des injures, mais encore des humiliations.
Croiriez-vous que lorsque je me suis présenté à Kicheneff, au quartier général,
on m’a posé cette question bizarre :
— Pourquoi êtes-vous venu ici ?
J’ai répondu :
— Je suis venu pour mériter cette croix de Saint-Georges que j’ai reçue sans
l’avoir gagnée.
En disant ces mots, Skobeleff posa le doigt sur la croix militaire qui brillait
sur sa poitrine.
— Le grand-duc, continua le général, a eu la condescendance de me dire :
« Vous pouvez rester ici, si cela vous fait plaisir », .
Depuis j’ai eu la mortification de voir tout le monde me passer sur la tête ; tous
recevaient des commandements, moi seul je restais ignoré. Je n’ai eu l’explication
de cette injustice imméritée que le jour où je me suis adressé à mon père pour
pénétrer le mystère de cette situation :
— T u es un nihiliste de Tachkend, on ne peut pas te confier même un
bataillon, me répondit mon père.
Cette fois j’ai tout compris; j’ai compris que la cause de tous mes malheurs,
c’était mon propre père qui m’enviait mes succès. Qu’est-ce qu’il m’enviait? J’eus
quelque peine à deviner les motifs de son ressentiment. D’abord, je n’avais pas
encore la gloire que je possède aujourd’hui. Quant à mes campagnes d’Asie, mon
père en faisait peu de cas... Plus tard, cependant, j’ai deviné qu’il m’enviait ceci... »
De nouveau le général effleura du doigt la croix de Saint-Georges.
— Quand les hostilités commencèrent, reprit Skobeleff, on me laissa au quartier
général dans l’inactivité, et, n’ayant que trop de loisirs, je parcourais les rives du
Danube pour pressentir l’endroit où le passage de nos troupes pourrait s’effectuer.
Pendant la nuit je suivais les pontons qu’on descendait devant Nicopole et qui disparaissaient
en face de Sistova.
Je ne sais pourquoi, il me sembla que le passage aurait lieu près de Zimnitza,
car en cet endroit le Danube est parsemé d’îlots et de bancs de sable. Je télégraphiai
au quartier général pour demander l ’autorisation de prendre part au mouvement,
mais je reçus cette réponse laconique : « Défense expresse ».
Néanmoins le défilé des troupes, que j ’attendais avec une vive impatience,
commença.
Une nuit, en sortant de chez moi, je vis des pontons chargés de soldats qui
s’éloignaient lentement du bord. Je me dirigeai en toute hâte vers le Danube; je n’y
pus plus tenir et, comme un voleur, je sautai sur un radeau et me laissai emporter
vers la rive turque. Nous avancions tranquillement, sans bruit. Deux bataillons
passèrent ainsi sur le fleuve sans coup férir;-moi je fis de même avec le troisième
bataillon.
Nous étions déjà tout près de la rive turque, lorsque, pour la première fois,
l’ennemi ouvrit le feu, et une véritable fusillade s’engagea. Sans attendre les
pontons qui nous suivaient, nous abordâmes et, après avoir gravi en courant la
pente assez raide du bord, nous engageâmes une bataille en règle pour couvrir
l’arrivée des nôtres.