flots ne rencontrant ni collines, ni escarpements, empiètent alors librement sur
la rive. Deux siècles ont passé sur ces prairies depuis qu’elles ont été témoins
des héroïques exploits de Tarass-Boulba et des Zaparogues; cependant l’aspect
général du steppe s’est peu modifié.
Tout récemment M. Passek s’est attaché à décrire la physionomie des steppes
méridionaux pendant toutes.les saisons*
Lorsqu’il les visita en mars, le soleil était déjà haut dans le ciel et brillait en
répandant la chaleur. Des nuages blancs couraient inquiets sur le bleu de la voûte.
Les oiseaux accouraient en bandes irrégulières ou en longue file, et leurs cris et
sifflements ne cessaient ni jour ni nuit. L ’alouette entonnait des chants sans fin. Les
fleuves débordants- envahissaient lés prairies et montaient jusqu’à la moitié des
arbres, submergeant les îles et les blocs de granit des cataractes ; les sources tapa^-
geuses bondissaient, pleines d’entrain, parmi les ravins et les bas-fonds.- Une
végétation nouvelle et fraîche pointait en écartant les herbes mortes, les hautes tiges
noircies du bourian écoutaient d’un air morne l’appel du renouveau printanier.
Le Petit-Russien sortait joyeusement de sa khata et regardait avec satisfaction
les champs où verdissaient les premières pousses.
En mai, le soleil flambait, torride, dans. le ciel uniformément bleu. L ’air était
chargé de souffles caressants et d’aromes; les nuits étaient fraîches et vivifiantes.
Les herbes gonflées de sücs fleurissaient, élaborant mystérieusement la semence
d’une vie nouvelle pour le printemps suivant.
Les oiseaux, qui élevaient leurs familles, se dissimulaient peureusement au
milieu du fouillis des herbes. La nature était plongée dans l ’accomplissement du
mystère de la vie, et tous les êtres animés semblaient se livrer à la joie intime
de vivre ; une paix inexprimable et bienfaisante régnait partout ; c’est évidemment
en un moment pareil que le poète entendit « le papillon frôler les fleurs et l e '
serpent se glisser entre leurs tiges ».
En septembre, la moisson est terminée; les champs disparaissent sous les
lourdes gerbes dorées, tour à tour les fléaux et les sabots des chevaux font rebondir
en pluie abondante le grain savoureux; les herbes fanées jaunissent, les unes
gardent soigneusement la semence d’une génération nouvelle, les autres ouvrent
leur sein et la brise vient emporter la graine pour la jeter capricieusement au loin,
où elle trouvera son berceau ou sa tombe, la résurrection ou la mort.
La kovil argentée ondule comme un vaste lac d’argent et semble rejaillir sur
la rive jaune d herbes mourantes. Les oiseaux, formant déjà des bandes, appellent
leurs familles du fond des herbes et initient leurs petits aux ruses de la vie.
Le soleil brille encore, chaud à midi; le jour est court, presque plus d’aurore ;
l’automne méridional est proche.
Des nuages gris flottentlourdementsurleciel de novembre, la terre est môuillée
et la pluie tombe toujours ; le soleil ne caresse plus la terre amoureusement, il se
montre à peine et se voile presque toute la journée. Les herbes sont mortes et la
nouvelle verdure des- blés au milieu de cette nature moribonde est désolée et souligne
sa décadence. Dans le ciel, on entend des cris d’oies et de cigognes. Les
merles courent en grandes bandes, et les cigognes sauvages accourent par milliers
au bord de la mer, un vol attendant l’autre pour faire plus gaiement le voyage et
adoucir la tristessè du départ, en quittant leur steppe chéri.
Voici le mois de janvier. Les fleuves sont enchaînés par la glace, les steppes
du Midi sont blancs comme les toundras de la Sibérie. Des nuages chargés de
neige arrivent de l’ouest, recouvrent les kourgani (tertres funéraires) et comblent
les ravins.
Un ouragan arrive dé l’Est et avec un horrible sifflement soulève des vagues
de neigé. Fils libre du steppe, il n’y a pas longtemps, il était habitué à vivre avec
les hordes nomades, il faisait bon ménage avec les Tatars et les Cosaques ; il aime
l’espace et, comme un brigand, se jette sur les habitations et les richesses amassées
par le travail; il les dévaste, les éparpille, les sème au loin, jusqu’à ce que, lassé
de son propre effort, il aille plus loin déverser sa rage inassouvie...
Le'Petit-Russien, accoutumé aux incursions de ce terrible nomade, le seul qui
subsiste encore dans le steppe, vaque tranquille à ses affaires, sans s’inquiéter de
ses coups. Mais si le moujik, enfermé dans sa maison bien close, peut mépriser le
bouran, il n’en est pas de même de l’isvostchik, surpris dans ces parages déserts par
la rafale. M. Aksakoff nous a laissé le récit tragique de la mort affreuse qui guette
les malheureux voyageurs vaincus dans leur lutte contre le terrible élément :
Un ciel sans nuage qu’un brouillard transparent voile d’une gaze fine; pas un
souffle sur lès plaines revêtues de neige, un soleil rouge, mais clair, descend l’horizon
bas d’hiver et penche déjà vers le couchant; un froid cruel de janvier enchaîne
la nature, embrassant tous les êtres d’ùne étreinte cuisante et douloureuse.
Une petite caravane de traîneaux chargés de marchandises glisse par un
chemin vicinal ou plutôt sur un sillon fraîchement tracé dans ce désert de neige.
Les patins des traîneaux grincent avec un son perçant désagréable aux oreilles
inaccoutumées. Mais les moujiks, enveloppés de pelisses de peau tannée, de
touloupes ou de longues vestes de drap épais, la tête couverte d’un capuchon de
Bachkir, courent gaiement autour de leurs véhicules ; leurs visages et leurs vêtements
sont semés de givre et de glaçons, une buée épaisse s’échappe de leurs lèvres à
peine entr’oùvertes, comme de la bouche d’un canon ; ils sautent, lutinent entre
eux, par espièglerie, se font mutuellement rouler dans les fossés qui bordent le
chemin, égayant la route par de joyeux lazzis. C ’est ainsi que les isvostchiks
russes dégourdissent leurs membres et leur esprit pendant les grands froids.
Cheminant d’un bon pas mesuré, la-caravane entre dans un petit bois de
bouleaux, le seul simulacre de forêt dans ce vaste, steppe. Spectacle à la fois douloureux
et admirable; les jeunes arbres courbés en arcs inégaux semblent s’efforcer