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 la  paysanne  russe,  ses  droits  de propriété sont  très  importants et  très  supérieurs  à  
 ceux du  moujik.  Tandis qu’il  ne possède en propre  que  ses  vêtements  et  qu’il  est  
 obligé  d’apporter  son  gain  à  la  communauté,  la  femme  a  l’entière  possession  de  
 son  bien,  propriété  qui  s’appelle  sobina.  Le  chanvre  et  la  laine  sont  la  
 propriété  exclusive  des  femmes,  qui  se  les  partagent  entre  elles  et  les  tissent.  
 Tout  l’argent qu’elles en  retirent  en  les  vendant  leur  appartient  en  propre.  Elles  
 peuvent aussi  avoir leurs  poules et leurs moutons,  et  en disposer  à  leur gré.  Enfin,  
 les  belles-filles  ont  leur jardinet dans le  verger, dont elles peuvent vendre le produit  
 à  leur  profit.  L a   dot  de  la  femme  ne  peut  être  entamée  ni  par  le  mari  ni  par  la  
 famille. 
 Cette  organisation  patriarcale  subsistera-t-elle encore longtemps?  Cela  semble  
 peu  probable. Tant  que  la  famille était exclusivement  agricole, le travail en commun  
 s’imposait;  tous  faisaient  la même  besogne,  consommaient  les  mêmes produits  et  
 n’avaient  qu’un  souci  :  le rendement  de  leurs champs.  Actuellement,  les membres  
 de  la  famille  s’éparpillent,  émigrent dans  les villes pour gagner de  l’argent.  Nicolas  
 va  en  hiver  à  Saint-Pétersbourg,  pour  exercer  le  métier  de  cocher;  son  frère  
 Alexis  s’est engagé  comme  bûcheron.  Le cocher,  pour  ses  cinq mois  de  travail,  a  
 envoyé  au bolchak cent  roubles,  et pendant ce  temps  le  bûcheron  n’en a  gagné  que  
 vingt-cinq.  Alors  le  cocher  commence  à  se  demander  pourquoi  ses  frères,  et  
 surtout  son  frère  aîné,  qui  boit  à  lui  seul  quatre-vingts  tasses  de  thé  par  jour,  
 a-t-il  le droit  de  consommer  le  thé  et  le  Sucre qui  ont  été  achetés  avec  l ’argent  de  
 son  salaire  à  lui ? 
 Et  du  moment  que  la  notion  du mien  et  du  tien  s’introduit  dans  la  famille  
 patriarcale,  c’est la  fin  de  ce  régime.  Tous  les membres  de  la  famille  commencent  
 à se gêner mutuellement, ils  sentent qu’un  élément  étranger  s’est  introduit  dans le  
 partage  du  thé,  du  sucre,  du pain;  cela devient une  question  d’estomac et presque  
 toutes  les  divisions  entre  frères  débutent  par  cette  demande  rageuse  :  «  As-tu  
 regardé  dans  mon  ventre?  —   Dans  le  ventre  on  ne  reconnaît  pas  le  mien  du  
 tien !  »  répond  l’interpellé. 
 M.  Ouspenski,  qui  a  observé  plusieurs de  ces  familles  en  désagrégation,  dit  à  
 ce  sujet  : 
 «  Ces  discussions du mien  et du  tien, que  j’ai  constatées  à  propos  de  chaque  
 goutte  et  de  chaque  morceau  avalés,  m’empêchaient  d’accepter  les  invitations  à  
 prendre le thé. Mes hôtes engloutissaient sans trêve,— toute lafamille absorbe jusqu’à  
 neuf cents  tasses  de  thé par  jour—   sans mot dire, chacun  regardant les  soucoupes  
 des  autres,  à  ce  qu’il  m’a  semblé,  s’efforçant  de  boire  la  même  portion  que  son  
 voisin de  table  et  de  veiller à ce que  personne  n’en ait plus  que lui. En tout  cas, les  
 regards  qu’ils jetaient  les uns  sur  les autres  et sur leurs invités étaient mauvais;  on  
 sentait  une  tension  générale.  Lorsque  j’employais  un  des  frères,  immédiatement 
 l’autre  demandait  combien  je lui  donnerais.  Si' je payais l’un d’eux,  l ’autre ouvrait  
 des  yeux  avides  et curieux et regardait  la  bourse et  les mains de son  fr è r e ...  Il  va  
 sans  dire  qu’un  état  aussi tendu ne  peut  durer  longtemps,  et  les  familles  se  désagrègent  
 de  plus  en plus.  » 
 La  vie du  paysan  russe,  qui  attire  irrésistiblement  le  grand  Tolstoï,  est  inti- 
 Tojstoï s’entretenant  avec ses paysans. 
 mement  liée  à  la  terre  et  son  bonheur  dépend  d’elle;  pour  peu  qu’il  commence  
 à  se  détourner  du  sol,  fécondé  par  le  labeur  de  ses  ancêtres,  de  génération  en  
 génération,  le vice s’empare de  lui. 
 M.  Ouspenski  le  constate  avec mélancolie,  enassistantà la transformation  que  
 subit la  famille  du moujik,  en ce moment  de  transition où le paysan primitif tend  à  
 devenir  agriculteur,  quand  il  ne  déserte pas les  champs  pour l’usine. 
 Le mystère  de la puissance  de  la  terre,  dit M.  Ouspenski,  éclate  dans  ce  fait