Au milieu de cette végétation, des perdrix glissaient de tous côtés, le cou
tendu. L ’air vibrait du chant de milliers d’oiseaux. Dans les régions supérieures
planaient des éperviers, aux ailes puissantes, fouillant du regard les hautes
herbes où se dérobe leur proie. Plus loin, de quelque lac éloigné, montaient les
cris d’une nuée d ’oies sauvages. Une mouette s’élevait au-dessus de la prairie avec
des mouvements onduleux et se balançait voluptueusement dans les flots bleus
de l’air, puis se perdait tout à coup au plus haut du firmament, se détachant par
moments, semblable à un point hoir sur le ciel clair, où, lorsque ses ailes
reflétaient au soleil, brillait comme une tache blanche...
Le soir, l ’aspect du steppe se transforma subitement. Le soleil embrasa la
prairie diaprée d’un dernier reflet éclatant; puis peu à peu, sur toute l’étendue des
champs déserts, ces teintes vives s’effacèrent, l’ombre envahit lentement le steppe
qui devint d’un vert sombre, des vapeurs montaient du sol et .s’épaississaient;
chaque fleur, chaque brin d’herbe répandait son parfum et le steppe entier semblait
embaumé.
De larges bandes d’or teintées de rose se dessinaient sur le fond sombre du
ciel, comme si un gigantesque pinceau les avait tracées; çà et là flottaient de
légers nuages transparents, une brise fraîche et vivifiante faisait onduler les
longues tiges des graminées et caressaient les joues des voyageurs.
Les bruits du jour s’étaient éteints et d’autres sons leur avaient succédé. Les
gerboises bigarrées sortaient de leurs trous, et, se redressant sur leurs pattes de
derrière, remplissaient le steppe de leurs sifflements. Le chant du grillon redoublait
d’intensité. Parfois, on entendait au loin le cri d’un cygne qui vibrait ainsi qu’une
cloche d’argent.
Le souper terminé, les cosaques lâchèrent leurs chevaux dans les prairies,
après leur avoir passé des entraves aux pieds, puis ils s’enveloppèrent de leurs
caftans et s’étendirent sur l’herbe.
Les étoiles semblaient les regarder, et tout un monde d’insectes qui vit dans
le gazon bruissait autour de leurs têtes. Ce grouillement confus, formé de cris
aigus, de frottements d’ailes et de grésillements, résonnait harmonieusement dans
la nuit, s’épurait à travers l’air frais et berçait l’oreille endormie.
Quand un des dormeurs s’éveillait et regardait autour de lui, il voyait le
steppe parsemé d’étincelles lumineuses formées par les vers luisants.
Souvent le ciel s’embrasait subitement de la lueur lointaine d’un incendie,
alimenté par les joncs secs au milieu des prairies ou au bord des rivières.
Parfois une longue bande de cygnes s’envolait vers le Nord, et, sous le reflet
du crépuscule d’un rose argenté, semblaient des points rougès s’enfonçant dans le
ciel obscur.
Nos voyageurs avançaient dans le steppe sans courir d’aventures. De tous
côtés autour d’eux, s’étendait la prairie sa rts bornes, sauvage et belle, dont pas un
arbre ne rompait la monotonie. De loin en loin 1 horizon s’estompait, le long des
rives du Dniéper, du contour bleu d’une forêt.
Une fois pourtant, Tarass indiqua à ses fils un point noir qui tachait l’herbe
dans la prairie :
' ■ ' — Regardez, enfants, c’est un Tatar qui galope.
La petite tête.aux longues moustaches du Tatar devint distincte; il fixa de loin
ses yeux bridés sur la caravane,
flaira l’air comme un chien courant
et s’enfuit avec la légèreté
d’une gazelle dès qu’il vit que
les Cosaques étaient au nombre
de treize.
— N’essayez même pas de
l’attrapër, dit Boulba, vous n’y
arriveriez pas.....
Trois jours plus tard, Ta-
rass et ses fils approchèrent du
terme de' leur voyage. La fraîcheur
subite de l’air leur annonça
le voisinage du Dniéper.
Gardeur de troupeaux.
Dans le, steppe.
Peu après ils virent briller l’eau dans le lointain, sous la ligne sombre qui marquait
l’horizon.
A mesure qu’ils avancent, le fleuve se développe avec un bruissement qui
rappelle le bruit de la mer; il' s’étale, de plus en plus large, et couvre bientôt la
moitié de l’espace qui s’ouvre devant eux.
C’est à cette place que le Dniéper sort des cataractes et coule en liberté avec
fracas. Ses îles jetées au milieu du fleuve refoulent les eaux sur ses bords, et ces