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 russe.  D abord  ils  ne  rencontrèrent  que  de  petites  gens,  des moujiks  chaussés  de  
 lapti  comme  eux,  des  ouvriers,  des  mendiants,  des  soldats,  des  iamtchiki;  
 ils  jugèrent  inutile  de  leur  demander  s’ils  étaient  heureux ;  les  soldats  se  rasent  
 avec une  alêne,  se  chauffent  avec  de  la  fumée  :  peut-on  leur  parler  de  bonheur ? 
 Déjà  le jour  déclinait  lorsqu’ils  virent  un  pope  venir  à  leur  rencontre.  Les  
 moujiks  ôtèrent  leurs  bonnets,  saluèrent  bas  et,  s’alignant  au  travers de la  route,  
 barrèrent  le  chemin  au  prêtre.  Celui-ci  leva  la  tête  et  du  regard  sembla  leur  
 demander  ce qu’ils  voulaient. 
 —  Ne  crains  rien,  nous  ne  sommes  pas  des  brigands,  lui  dit  le  paysan  
 Louka;  nous  sommes  de  braves  moujiks,  d’anciens  serfs  de  l’arrondissement  
 Souffre-Douleurs,  de  la  commune  Grenier-Vide  et  des  villages  Haillons,  Nu-  
 Pieds,  Famine  et  Disette.  Nous  poursuivons  un  but  sérieux,  si  sérieux  que,  
 pour  l’atteindre,  nous  avons  quitté  nos maisons,  nous  avons  abandonné  notre  
 travail  et perdu  toute  envie  de  manger.  Donne-nous  ta  parole  d’honneur  que  tu  
 répondras à nos questions de moujiks sans  rire,  sans  ruser,  selon  ta conscience  et ta  
 raison. 
 Je  vous  donne  ma  parole  d’honneur,  répondit  le  pope,  que  si  vous  me  
 posez  une  question  sérieuse,  je  vous  répondrai  sans  rire  et  sans  ruser  selon  ma  
 conscience  et ma  raison. 
 —   Merci,  écoute-nous.  En  allant  à  notre  besogne,  nous  nous  sommes  rencontrés  
 par  hasard,  et  aussitôt  une  discussion  s’est  élevée  entre  nous  pour  
 savoir  celui  qui  est  le  plus-heureux  en  Russie.  Roman  a  dit  :  le  seigneur;  
 Demian  :  le  fonctionnaire ;  moi  :  le  pope.  Le  marchand  ventru!  ont  répondu  
 les  frères Goubine.  Pakhom  a  certifié que  c’était  le  boyard,  le ministre;.et  Prov  :  
 le  tsar  !...  Le moujik  est  comme le  boeuf  :  quand.une  fois  il  a  une idée  en  tête,  .  
 on  ne  pourrait  pas l’en  faire  sortir  avec  un  gourdin.  A   force  de  discuter,  nous  
 en  sommes  venus  aux  mains  et  nous  avons  pris  la  résolution  de  ne  pas  rentrer  
 chez  nous,  de  ne  plus  voir  nos  femmes,  nos  petits-enfants,  ni  les  vieux,  tant  
 que  nous  n’aurons  pas  découvert  l’hommè  le  plus  heureux  de  Russie.  Dis-  
 nous  en toute  sincérité  :  la  vie  du  pope  est-elle  douce ?  Toi,  honnête  père,  vis-tu  
 heureux ? 
 Le pope  baissa  les  yeux  et  réfléchit,  puis  il  dit  : 
 —   Orthodoxes !  c’est un  péché  de murmurer,  je porte ma croix  avec  résignation. 
   Je  vis,  mais  comment  !  Écoutez-moi,  je  vous  dirai  toute  la  vérité,  et  vous,  
 avec votre  bon  sens de moujiks,  tâchez  de me  comprendre. 
 H g -   Commence... 
 —   En  quoi,  selon  vous,  consiste  le  bonheur?  La   tra n q u illité la  richesse  ét  
 les  honneurs,  n’est-ce pas,  chers  amis ? 
 Les moujiks  répondirent  : —  Oui. 
 —   Voyons  maintenant,  mes  frères,  cette  tranquillité  dont  jouit  le  pope.  
 A   vrai  dire,  je  devrais commencer  à sa naissance,  raconter comment le fils du  pope  
 obtient  la  prêtrise.  Mais  mieux  vaut  passer  là-dessus...  Les  routes  dans  notre 
 Un  pope. 
 paroisse  sont impraticables ;  le malade,  le mourant,  l’enfant  qui  vient  au monde ne  
 choisissent  pas  leur heure.  Pendant  la moisson,  au  milieu  de  la  fenaison,  dans  les  
 nuits noires  d’automne,  l’hiver  pendant  les  grands  froids et au printemps quand  les  
 eaux débordent,  il me  faut  aller  où  l’on  m’appelle.  Et  si  les os  seulement  en  revenaient  
 brisés?  Mais  non,  chaque  fois  l’âme  meurtrie  saigne.  Ne  croyez  pas,