— Alors, parle, pour l'amour de Dieu, parle vite !
— J’étais dans les écuries du barine... on parlait beaucoup de Pougatchew et
de sa bande... les maîtres ne voulaient pas croire à tant d’audace, mais nous, les
serfs, nous écoutions avec délices les récits des incendies, des brigandages et de la
manière dont il traînait à la potence les seigneurs et les belles dames.
La vieille châtelaine se laissa choir dans son fauteuil en regardant avec horreur
ce revenant de la révolte, dont elle ne se souvenait que trop distinctement.
Antone continua :
— Les maîtres croyaient que le général envoyé contre la bande en aurait
raison... Puis ton père, il faut le reconnaître, n’était pas commode. Comment,
disait-il, nous aurions peur des moujiks, de nos propres serfs? Allons donc, mon
knout suffira pour les 'mater... Et il resta chez lu i; mais il t’éloigna avec ta
famille... toi et tes enfants.
— Oui, c’est vrai.
— T u en ayais deux.
— T u as connu mes enfants ? répliqua la vieille femme en se redressant de
toute sa taille. T u les as connus ?
D’horribles souvenirs assaillirent la châtelaine. Elle n’avait plus péur du revenant
de cette époque effroyable, elle voulait savoir ce qu’il avait à lui avouer. Elle
s’approcha, de lui et dit impérieusement :
— Je t’ordonne de raconter tout ce que tu sais.
— Immédiatement après votre départ, barinia, tout le village s’est révolté.
Une avant-garde de Pougatchew, conduite par un capitaine, est survenue... Ton
père, avec le jardinier, s’est enfermé dans le château et ils ont tiré.sur les assaillants...
Il a tenu ferme toute la journée, le vieux barine... Puis, j’ai vù quand on
l’a conduit à l’écurie et comment ses hommes l’ont pendu... Il était brave, le vieux
barine, il a craché sur la bande... il leur a craché au visage en les appelant
brigands! Moi, je me suis tenu coi... je n’étais ni avec les uns, ni avec les autres...
— Et mes enfants, où étaient-ils ? Parle, dit la vieille dame,
— Attends, attends., laisse-moi le temps de me rappeler... C ’était déjà le troisième
jour... toute la bande était descendue dans la cave et l’on y buvait sec. Je
passais devant une isba lorsque j’entendis des cris d’enfants... Je m’approchai
et je reconnus la niania; près d’elle...-
— Mes enfants? n’est-çe pas? Mon Dieu! mon Dieu!...
— Oui, tes enfants... la niania les avait déguisés... elle leur avait mis de
petites touloupes de moujiks et des laptis... ton aîné devait avoir six ans.
— Oui, mon petit Serge. Mon Dieu! mon Dieu !
ifiÉiv .Ta fillette n’avait que trois ans... Elle pleurait... les laptis meurtrissaient
ses petits pieds de demoiselle... Elle était assise à terre et se cachait le visage dans
ses menottes... j’ai tout de suite reconnûtes enfants... La bande passait en ce
moment... Alors, monstre que je suis, j’ai dit : « Voici les enfants du barine, des
petits barines !... » C ’est tout ce que j’ai dit et je suis parti.
La châtélaine, les yeux largement ouverts, n’osait plus faire un mouvement.
Paysan du gouvernement de Kazan'.’
Au bout d’un demi-siècle, enfin, elle allait apprendre ce qu’étaient devenus
ses enfants, qu’elle avait confiés à la niania, lorsque son mari avait été tué et elle-
même liée et jetée au fond d’un précipice, dans la forêt.
— Le lendemain, continua le vieillard, j’eus honte de mon action. Je courus