ment passer pour orgueilleux, j’ai respectueusement enlevé mon chapeau en
franchissant la porte Spasski au Kremlin. Le tsar lui-même en fait autant et ne
manque pas de rendre hommage à l ’icône du Sauveur placée à l’entrée de la forteresse.
D’ailleurs, la légende assure que les Mongols eux-mêmes n’ont pas eu le
courage sacrilège de dépasser cette limite, et, .avant tout, je suis Européen! La
victoire de Moscou sur le mongolisme ne peut que me réjouir.
Avant de pénétrer par cette porte sacrée dans le Kremlin, je reste en admiration
devant cette ceinture de blocs de pierres énormes, hérissés de tours invraisemblables,
hauts et massifs, donnant l’illusion d’un entassement de rocs cyclopéens et
polychromes. Devant cette variété étourdissante de formes et de couleurs, on cherche
en vain le nom qui la caractériserait ; cette architecture échappe à toute classification.
Ce n’est pas du pur byzantin, encore moins du style Renaissance et non plus du
mauresque. Ce n’est ni l’Acropole, ni l’Alcazar, ni l’Alhambra, mais à la fois du
byzantin teinté de Renaissance sous une influence orientale. C ’est un fouillis de
formes imprévues : j’y découvre des colonnades, des portiques, des donjons, des
tourelles, des dômes, des vigies, des meurtrières, des remparts, des gueules de
dragons, des piliers massifs, des pilastres, des flèches pointues, arrondies, pyramidales,
des cintres, des ogives, des baies, des fresques. De ce fouillis se dégagent des
églises, des cathédrales gothiques, des mosquées turques, des palais italiens, des
édifices faits pour servir de décor à un conte des M ille et une Nuits. Toute cette
architecture se drape, s’enroule dans un éblouissant arc-en-ciel, d’où surgissent
des églises rouges, jaunes, lilas, avec des toits verts et des coupoles d’or. O n y voit
aussi des palais rose tendre ou jaune pâle, avec des filets blancs, des couvents
violet foncé, ou blanc de lait, des tours rouge feu surmontées de flèches aveuglantes
d’or.
Dans quelle tête d’artiste est née la conception de cette architecture déconcertante
est un mystère qui ne sera probablement jamais pénétré. On sait seulement
qu’au xve siècle le tsar Ivan III ordonna à un architecte italien, Antoine
Friazine, qui habitait Moscou, d’élëver des tours dans'le Kremlin, et c’est à cette
époque que plusieurs églises y furent construites ; sont-elles du même architecte?
Est-ce l’Italien transporté au milieu de ce peuple asiatique qui a conçu ce mariage
de formes hétéroclites? Est-ce le tsar qui ne lui a pas permis de transporter en Russie
des styles occidentaux avec leur correction un peu froide ? Les renseignements
manquent, et toute l’histoire de la construction du Kremlin reste obscure. Nous
savons toutefois que les murs en ont été souvent battus en brèche et relevés, et
que chaque fois il s’enrichissait d’une église nouvelle. Nous le voyons aujourd’hui
tel qu’il fut restauré en 1812, lorsque la cathédrale du Sauveur fut élevée en souvenir
de la délivrance de Moscou, envahie par les armées de Napoléon.
Depuis que Pierre le Grand a transporté la résidence des tsars à Saint-
Pétersbourg, le Kremlin est surtout, aux yeux des Russes; l a ville sainte des
églises. La plus vénérée de toutes est la cathédrale de l’Assomption, où les tsars
sont couronnés et où dernièrement Nicolas II, suivant l’exemple de ses aïeux,
s’est fait oindre de l’huile sainte.
Sous le règne russophile d’Alexandre III, le bruit avait couru que, pour
montrer son attachement à la vieille Russie, l ’empereur viendrait résider au
Kremlin. Cet espoir n’a pas été réalisé. La Russie, depuis Pierre le Grand,
est orientée vers l’Occident; elle n’est plus en Asie, elle appartient à l’Europe.
Même pendant la solennité du couronnement, on a laissé plus d’une ancienne
M o s co u . — Vue panoramique de la Moskova et cathédrale du Sauveur.
coutume tomber en désuétude, pour s’en tenir aux cérémonies et aux rites établis
par le fondateur de Saint-Pétersbourg. C ’est ainsi qu’on a renoncé à un usage très
•caractéristique, mais que nos grands seigneurs courtisans trouveraient probablement
trop onéreux : lorsque le tsar avait passé par toutes les phases du couronnement,
les boyards l’entouraient et l’inondaient d’une pluie de pièces d’or. Le tsar
prêtait alors le serment de répandre sur tous ses sujets une semblable pluie de
bienfaits. On raconte que le tsar Boris-Godounoff, sous cette agréable averse
métallique, ouvrit son caftan, et, prenant sa chemise des deux mains, s’écria :
— Je jure que je partagerai avec vous jusqu’à ma dernière chemise!
Est-ce en vertu de ce serment que, quelques ^nnées plus tard, Boris-Godounoff