En vain, le vieux certifia-t-il que son Serko était le plus fort de tous'; en vain,
Petrovitch et d’autres moujiks le soutinrent-ils dans ses déclarations, six isvostchiks
se séparèrent de la caravane et continuèrent leur route.
Le bouran augmentait de violence d’heure en heure ; il dura toute la nuit et le
lendemain, coupant toute communication. Les ondulations de ces vagues de neige
persistent plusieurs heures, après que le ciel s’est rasséréné.
Une seconde nuit passa, lèvent s’apaisa,la houle neigeuse se calma, et le steppe
présenta l’aspect d’une mer courroucée aux vagues pétrifiées. Le soleil éclaira
cette plaine blanche et les caravanes qui s’étaient garées pour laisser passer la tourmente
reprirent leur route.
Sur le chemin que suivit la caravane, une autre revenait à vide, lorsque tout à
coup le. conducteur du premier traîneau remarqua des brancards qui sortaient de
la neige. Les moujiks examinèrent minutieusement cette immense meule blanche
et constatèrent qu’une légère vapeur montait de la neige autour des timons. Ils
comprirent aussitôt qu’il y avait dessous des hommes enfouis. En un clin d’oeil,
ils commencèrent le déblayement et découvrirent le vieux Petrovitch* et deux
de ses camarades; tous étaient dans un état de somnolence analogue à celui de la
marmotte dans son gîte d’hiver. La neige avait fondu autour d’eux et il faisait
chaud relativement à la température ambiante. On s’empressa^d’emmener les
déterrés au refuge, qui, en effet, n’était pas très éloigné. L ’air v if les réveilla ; ils
remuèrent, ouvrirent les yeux, tout en restant encore étourdis et inconscients.
Avant de les porter dans la maison, on les frictionna avec dé la neige, et après leur
avoir fait avaler quelques gouttes d’eau-de-vie, on les étendit dans dès lits bien
chauds. Quelques heures plus tard, ils revinrent à eux et déclarèrent qu’ils ne
ressentaient aucun malaise.
Quant aux six téméraires ou plutôt aux imbéciles qui n’avaient pas voulu
suivre les conseils du vieux, on ne retrouva leurs cadavres qu’au printemps, dans
des endroits différents et en postures diverses. Le premier découvert était assis et
appuyé contre le mur même du refuge. Ces imprudents n’avaient pas tardé à perdre
leur chemin en cherchant à tâtons dans la neige; ils s’étaient égarés, et bientôt
saisis par le froid, ils périrent misérablement jusqu’ au dernier.
Lorsqu’on a longtemps habité le steppe, il est impossible de ne pas l’aimer; on
affectionne son .étendue infinie, ses plaines et le labyrinthe de ses ravins, les côtes
de ses fleuves géants, son ciel limpide où flamboie le soleil, l’azur velouté de
ses nuits peuplées d’étoiles éclatantes, ses vikhri (coups de vent), ses mirages et la
désolation de ses sécheresses et de ses bourans.
Que de fois, au milieu du calme absolu, subitement, souffle , le vikhos, courant
droit devant lui, comme une flèche, ou tournoyant sur lui-même ainsi qu’une toupie,
soulevant la poussière, emportant dans un tourbillon écervelé le s . herbes sèches
et arrachant aux toits le chaume et les joncs ! Il court, grandit, s’élève dans les
airs, puis tout à coup, hors d’haleine, il lâche tout ce qu’il emportait et sa proie
retombe au hasard sur la terre.
Que de fois encore, par une claire journée dans le steppe désert, surgissent à
l’improviste, au loin, des clochers d’églises gothiques qu’entourent des mers infinies
! Ou bien c’est un lac transparent semé d’îles coùvertes d’arbres; sur les rives
se pressent des troupeaux de bêtes gigantesques; plus loin, à l’horizon, la mer
soulève ses flots bleus ; vous vous approchez, le paysage recule devant vous
Dans le steppe.
Campement de Tziganes.
vant vous le désert du steppe,
sans eau, semé çà et là de
kourgans (tombeaux des anciens).
Le spectacle des incendies
de steppes a aussi sa
comme par enchantement ;
vous marchez lentement,
les mers, les troupeaux et
les clochers s’éloignent graduellement
vous vous hâtez, toute cette
perspective s’enfuit, se métamorphose
vous avez de nouveau de
grandeur. Les Tziganes.
; vous courez,
, et soudain
Que les années de sécheresse
et de disette sont terribles dans le steppe! Les ruisseaux et les sources
tarissent; la terre brûlante craqué et se fend; les herbes périssent longtemps
avant la saison. Autour, des khati on ne voit plus de meules de blé. L ’homme
marche silencieux et résigné; des troupeaux de moutons et de gros bétail errent
affolés et, ne trouvant pas leur pâture accoutumée, se rabattent sur les joncs
et le bourian ; l’on discerne dans leurs plaintes un pressentiment de mort.
Le steppe connaît un fléau non moins redoutable que la sécheresse : la sauterelle
! M. Sémionoff, géographe russe, ayant été surpris en voyage par
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