trente années permettent de leur présager un avenir prochain des plus brillants.
C ’est que le réveil du Kitaï-Gorod ne date pas de loin.
Il y a un demi-siècle tout au plus, ces millionnaires de Moscou ne différaient
guère, dans leur conception de la vie et leurs relations de famille, du marchand de
Samarcandeou de Téhéran. Ostrovski, dans des comédies et des drames qui sont
le fleuron du théâtre , russe, a peint sur le v if les hommes et les femmes de ce tiers
état russe, beaucoup plus puissant en Russie qu’il n’en a l ’air, bien qu’il n’ait jamais
tenté de révolution. Le . désir de civilisation de ces barbares du « royaume des
ténèbres » était si sincère, qu’ils n’en ont point voulu à Ostrovski de les avoir portraiturés,
et qu’ils'vivaient dans les meilleurs termes avec lui, plutôt flattés d’avoir
servis à aiguiser sa verve satirique. Le marchand moscovite d’alors était un primitif
qui ne voyait rien au delà de sa boutique; très orgueilleux, il régnait en despote
dans son étroit royaume et se courbait servilement devant ses supérieurs.
Pas la moindre velléité de s’instruire, pas le moindre goût de l’art; cent fois
millionnaire, il se disait que ses pères s’étaient enrichis sans instruction et il mettait
sa fierté à revêtir le long vêtement de drap de ses aïeux, à chausser les mêmes
hautes bottes goudronnées, se plaisait dans une maison sordide, et son plus grand
plaisir était de boire et de battre sa femme. Lorsque, dans une famille de marchand
russe, un jeune homme ou une jeune fille manifestait le désir de s’instruire
et montrait du penchant pour les lettres, les arts ou les sciences, ils passaient pour
des révoltés, des êtres subversifs qui osaient s’insurger contre les traditions de la
famille, et qu’il fallait soumettre par tous les moyens. Le plus souvent, l’audacieux
enfant succombait.
Mais déjà l’Europe était aux portes de Moscou ; la crise qui suivit la guerre de
Crimée et le changement qui s’opéra dans la vie russe sous le règne réparateur
d’Alexandre II transformèrent les maîtres du Kitaï-Gorod. Dès qu’on lui donna
des écoles, la jeunesse moscovite se montra avide de science et d’art, et mit plus
tard à leur service les grandes fortunes accumulées par ses ancêtres. La classe
des marchands moscovites, les koupt{i, compte aujourd’hui plus d’un Mécène ;
deux surtout méritent d’être mentionnés, deux frères, MM. Tretiakoff, qui se
sont institués les protecteurs de l’art russe. Ils ont réuni dans une galerie une collection
des oeuvres de tous les peintres russes, et ils en ont fait don à leur ville
natale.
J’aurai un jour à parler plus longuement de ce musée, qui est une des attractions
de Moscou, et beaucoup plus important pour l’étude de la peinture russe que
l’Ermitage de Saint-Pétersbourg. Pour le moment, je me bornerai à dire que cette
école moscovite présente une grande originalité. Elle ne s’est pas contentée de
marcher à la remorque de Florence, Rome, Paris ou Munich ; elle s’est flattée
d’élargir le champ de la peinture, en s’adressant à l’esprit par le choix du sujet, au
lieu de chercher uniquement, par une harmonieuse combinaison de lignes et de
couleurs, à faire naître une émotion visuelle. Ce principe peut être discuté, mais il
est incontestable que la jeune école russe a donné des artistes d’un talent original et
savoureux, comme Ivanoff, Kramskoï et Riepine.
Il serait pourtant téméraire d’affirmer que tous les marchands du Kitaï-Gorod
ont fait peau neuve; sous les couches nouvelles persiste l’ancienne alluvion ; la race
des modèles d’Ostrovski n’est pas encore éteinte, témoin l’anecdote authentique
qu’on vient de me raconter.
Il y a quelques années,. le maire de Moscou eut besoin pour une oeuvre de
charité de quelques milliers de roubles. Il jeta son dévolu sur un millionnaire de
vieille roche, un certain Bokoff, ,et sollicita son aide. Le richard moscovite ne
trouva pas l’oeuvre intéressante : il s’agissait d’un asile pour l’enfance; Moscou
s’en était passée jusque-là, et le marchand russe trouvait cette création superflue ;
mais, après tout, quelques milliers de roubles ne sont pas une affaire. Il réfléchit
un instant, puis dit au maire :
-— Si tu me les demandes à genoux, en te prosternant trois fois devant moi
jusqu’à terre, je te donnerai les trois cent mille roubles.
Le maire le prit au mot, se jeta aux pieds du millionnaire et trois fois effleura
le plancher de son front. Très ému et charmé, Bokoff s’empressa de s’exécuter, et
•les enfants pauvres de Moscou possèdent aujourd’hui un asile. Nous nous représentons
difficilement le lord-maire ou le président du conseil municipal de Paris
se prosternant devant M. de Rothschild pour la création d’une oeuvre charitable !
Le Kitaï-Gorod est très dévot; dans ses rües circulent sans cesse des moines
et des religieuses ; celles-ci sont pour la plupart des femmes âgées, ridées et courbées
sous les longs voiles noirs qui flottent sur leurs épaules, retenus par un bonnet
pointu de velours noir. Les femmes des marchands croient que la visite des pèlerins
porte bonheur, et elles leur font gracieux accueil et ne les laissent jamais partir
les mains vides. Le Kitaï-Gorod regorge d’ailleurs de monastères, on les compte
par milliers ; les plus célèbres sont le couvent de l ’Épiphanie, Zaiconospassky, de
Saint-Nicolas et Znamensky, qui fut la résidence du premier Romanoif. On a
restauré ce berceau de la dynastie régnante, mais très maladroitement; l’architecte,
au lieu de ressusciter l ’antique demeure des souverains de Russie, s’est livré
à sa fantaisie.
Beaucoup plus originale est la Bourse, aux icônes, une des curiosités du Kitaï-
Gorod. Moscou est la ville du commerce en gros et dédaigne la vente au détail.
Que cet entassement de saints et de vierges, de saint Alexandre Newski, de saint
Vladimir, de saint Georges terrassant le Dragon est peu fait pour inspirer la véné-
ration des saints !
Je fais part de mes impressions au marchand qui se promène devant sa pieuse
boutique, un verre de thé bouillant à la main. Il est de mon avis, mais il ajoute en
haussant les épaules :