« Dans le silence, et tous les assistants debout, mon père lève la main droite,
se signe et dit d’une voix solennelle :
« — Seigneur, protège-nous; Seigrieur, protège-nous; Seigneur, protège-nous,
et toi, sainte Vierge, réjouis-toi !
« Ensuite le vieillard prononce l’oraison dominicale et quand il a dit :
« délivre-nous du mal », il passe l’encensoir à notre mère et s’assied à la table
placée devant le pokoutia. Tout le monde se signe et se range autour; les membres
de la famille près du pokoutia, les domestiques à l’autre table.
« De nouveau, au milieu du silence, mon père prend le carafon plein de sa
liqueur favorite, remplit un petit verre, le lève de la main droite et dit :
« — Que mon fils Ivan soit heureux, qu’il soit en bonne santé ! Des larmes
jaillissent à flots de ses yeux; à cette vue, tout le monde dans la chambre, aux
deux tables, depuis ma mère jusqu’au vieil oncle Mina, fort comme le bronze,
pleure à chaudes larmes.
« Mon père continue en pleurant :
je —I Que ma fille Galia soit heureuse, qu’elle reste en bonne santé 81
« Ma mère, mes soeurs, toutes les femmes présentes sanglotent bruyamment.
« — Que mon domestique Pétroff soit heureux, qu’il soit en bonne $antè !
« La soeur du domestique Pétroff, suffoquée par son émotion et par ses
larmes, quitte la chambre.
« Le maître de la maison commence à sécher ses pleurs,- mais il doit essuyer
ceux des autres parce qu’il est le chef de la famille; alors, comme S’il entrait
dans la chambre et n’avait pas vu pleurer; ' il regarde autour de lui et d’un ton
fâché s’écrie :
« — Eh ! eh ! je crois qu?on pleure ici ! Qu’avez-vous besoin d’ouvrir vos
écluses, imbéciles ! Assez pleurer, vous dis-je, assez!
« La famille commence à sourire à travers les larmes, Fédorka rentre en
essuyant ses yeux du revers de sa manche.
« — Eh bien, continue le chef de la maison quand tout le monde s’est tu,
que tous soient heureux, que les morts aient le royaume de Dieu, et que nous
ayons la santé.
« Il boit de nouveau un petit verre et répand des libations en lançant au
plafond le reste du contenu de son verre.
« Après le chef de la famille, c’est la maîtresse de la maison qui boit, puis
le fils aîné et ainsi, en suivant la hiérarchie domestique, jusqu’au dernier bébé et
à la dernière fille de ferme.
« Tous trempent leurs lèvres, car il est indispensable de boire.
« Cette cérémonie terminée, on entame les plats, d’abord des gâteaux aux
graines de pavots ou aux petits pois roulés dans du miel, puis des gâteaux aux choux
rôtis, à la confiture et aux pommes de terre en purée, frits dans de l'huile de noix.
« Ensuite vient le bortch, soupe au poisson et à l’huile, puis du brochet sous
toute sorte de formes, telles que des croquettes de. chair de poisson roulées dans
de ia farine ou dans,des boulettes de pain recouvertes de peau de poisson, le tout
saupoudré de poivre et assaisonné d’oignons.
« Cette bouillabaisse petite-russienne est le plat favori des Ukrainiens, et une
fête de Noël ne serait pas complète, si le brochet n’y tenait lieu de rosbif.
« Après avoir fait honneur à des brochets et à des carassins frits, on sert
le plat principal du festin, la koutia, qui est le plum-pudding petit-russien.
« L a maîtresse de la maison prend sur le pokoutia l’assiette de miel en rayon
et demande de l ’eau fraîche et un plat vide; elle y place le miel, verse de l’eau
dessus et l’écrase; puis, après avoir retiré toute la cire, elle y jette la koutia qu’on
mange en petites portions. Le repas se termine par une compote de fruits secs.
« On boit peu à ce festin de Noël, généralement on évite les expressions
bruyantes de joie qui enlèveraient à la fêté son charme intime.
« Le Petit-Russien qui observe fidèlement la Noël a des mouvements encore
plus mesurés et plus doux que d’habitude; il sourit et regarde paisiblement autour
de lui.
« Le chef de la famille, ce soir-là, met de côté sa morgue et condescend à
plaisanter avec sa femme et ses enfants.:
« L ’usage véüt que le premier membre de la famille qui éternue au repas de
Noël reçoive en cadeau un veau ou un mouton. Les petits espiègles, pour se rendre
le sort propice, ont soin de renifler du poivre; niais le père, à qui cette ruse
n’échappe pas, substitue au mouton le chat rouge Brunka, ou la chatte bigarrée
Machka. »