d é c h i r a n i , cl h chevre est déjà égorgée: dans le même instant arrive un autre
soldat t.-nant dans ses bras un autre enfant, q u u n c mere, e n fuyant devant
n o u s , avoit sans doute été obligée d'abandonner dans le désert; maigre le
poids dont ctoit chargé ce brave homme , son sac, son fusil, ses carlouchcs,
la hissitude de quatre jours de marche forcée, le besoin de sauver cette
m a l h e u r e u s e petite créature la lui avoit fait ramasser soigneusement; il
l ' a p p o r t o i t depuis deux lieues dans ses bras : n e sachant plus qu'en faire dans
ce village abandonné, il apperçoit un seul habitant, il voit deux enfants,
e t , sans prendr e d'autres informations, il lui laisse encore l'objet de sa soll
i c i t u d e avec rcnthousiasme d'un être sensible qui fait une bonne action.
Si j'avois eu hor r eur de voi r que la faim r endoi t un individu de m o n espece
aussi féroce qu'une bète farouche, cet autre soldat m'avoit soiilagé, m'avoit
r a t t a c h é à l 'humani té. Quelles sensations que celles produites par les vertus
douces au milieu des hor reur s de la guerre! l'ame flétrie e n est ravivée; c'est
u n verre d'eau douce et fraîche présent é au milieu du désert. Je pus donner
d e l'argent, du biscuit au malheureux vieillard; mais ne pouvant rien pour
les enfants, j e me sauvai pour échapper au spectacle d'un malheur auquel
il n'étoit pas en mon pouvoir d'apporter aucun secours.
Le 12, nouveaux déserts à traverser: nous trouvons le rocher alternativement
de granit et de grès décomposé, formant une croûte friable et
d é c h i r a n t e à la snrperficie, semblable à des scories. Dans les vallées où
a b o n d e le sable, sa sur face y est uni e et tendr e comme la neige, de sorte que
les traces des animaux s'y impriment avec la m ême facilité, et que l'on peut
r e c o n n o i t r e ceux qui les ont traversées depui s le d e rni e r vent ; le plus souvent
ce sont des traces de gazelles qui les sillonnent: ce joli petit animal, plus
t i m i d e que farouche, après avoir pris sa nourriture sur le bord du fleuve,
va cacher sa peur dans le silence du désert. Je remarquai avec une réflexion
t r i s t e qu'un animal de proie accompagne presque toujours les pas de ce
j o l i et frêle individu; la vitesse de sa course n'assure point sa liberté, et
l'espace n'est point encore pour lui un asyle contre la tyrannie: nous vîmes
dans la journée deux de ces animaux, les plus élégants, les plus délicats
d e tous ceux de cette grande famille. Nous marchions aussi lentement que
p é n i b l e m e n t , nous arrêtant à chaque instant pour raccommoder nos chauss
u r e s , et reprendre haleine: dans l'après-midi, je trouvai en plein désert
la trace d'un grand chemin antique, revêtu de chaque côté de grosses
masses de pierres alignées, et qui conduisoit en droiture à Syene. L'aprèsm
i d i , la troupe étoit tellement fatiguée, qu'an sortir du désert on la laissa
( i 5 3 )
s ' a r r ê t e r au premier endroit qui pût fournir de l'herbe à nos chevaux; je
crois qu'il eût été impossible de les en arracher, ni de faire relever les
soldats: p o u r moi, j 'étoi s au ternie de mes forces, et j e restai comme attaché
a u sol où je m'assis, et j'y passai la nuit. Le lendemain nous n'eûmes tpie
t r o i s quarts de lieue à faire pour rejoindre la cavalerie, qui ne nous avoit
devancés que pour manger le pays devant nous; enfin nous loucliions à
E ç o u a n ou Syene, le terme de notre marche, l.e soldat oublia les fatigues,
comme s'il fût arrivé à la terre promise, comme si, pour retrouver un pays
qui put le nourrir, il n'eût pas dû refaire le même chemin qu'il venoit de
p a r c o u r i r si péniblement ; mais le passé n'est déjà plus rien, et la jouissance
p r é s e n t e laisse à peine entrevoir l'avenir incertain. Je ne voyois cependant
g u è r e que moi qui fusse dans le cas de se r q o u i r , puisque j'allois pour la premiere
fois respi rer et m'asseoir dans u n pays où tout alloit être intéressant.
La premiere bonne nouvelle que nous apprîmes fut que les Mameloidis
n'avoieiit pas brûlé les barques atix(iuelles ils n'avoient pu faire franchir
les cataractes: nous bivotiacquàmes à Contre-Eçouan ( »oyez p/a'/r/zf
n" 1 ). Ta' mat in, j e montai au couvent de S. Laurent , qui est une mauvaise
r u i n e . Au-dessus, est la lour des vents, qui est une vedette d'où on a hi vue
la plus étrange: c'est le bout du monde, ou plutôt c'est le chaos, dont
l'air s'est déjà dégagé, et dont l'eau par (ilous, commençant aussi à se séparer
de la terre, promet à la nature de la rendre féconde; en effet ses
p r e m i e r s bienfaits se manifestent sur les rochers de granit, où du .sable et
d u limon déposés dans des creux organisent une base pour les végétations,
([uise multiplient en s'agrandissant par gradation. A E l e p h a n t i n e , la culture,
les arbres, les habi tat ions, offrent dc^a l'image de la nature perfeciionnee;
c'est sans doute ce qui lui a fait donner en arabe le nom de Qcziret-êl-Sag
o u d'Isle Fleurie. Je fis u n des.sin de ce pays, qu'il faudroit peindre, et dont
j e ne puis offrir (ju'une carte à vol d'oiseau ( uoyoz planche 64, 1 ).
Le 14 pluviôse, nous traversâmes le fleuve pour aller à la rive droite
occuper Eçouan ou Syene. Mourat-bey avoit passé les cataractes, et s'étendoit
dans un long espace pour pouvoir faire subsister ses Mamelouks et
ses chevaux; nous nous trouvions dans le même cas pour les nôtres.
Le ifi, Desaix partit avec la cavalerie pour allei- chercher Elfy-bey, que
nous avions laissé derriere nous à la droite du fleuve. Je n'avois pas encore
q u i t t é De.saix depuis que j'étois sorti du Caire: j'o.se dire avec quelque
orgueil que ce fut un chagrin pour tous deux; nous avions passé ensemble
des moments si doux et si répétés, luarchant au pas côte à côte pendant
' • ' A
f • 1)11« n
im