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les habitants du Delta, ctoien^ plus tloiix et plus sociables: je crois qu'il
füllt en attribuer la cause à plus d'abondance, et à rabsence des Arabes
Béiiouins, qui, ne traversanl jamais le fleuve, les laissent dans un état de
paix (jue n éprouvent les autres dans aucun moment de leur vie.
E n obsei'vant les causes on est presque toujours moins porté à se plaindre
des effets. Peut-on reprocher aux Arabes cultivaleurs d'être sombres, déliants,
avares, sans soins, sans prévoyance pour Tavcnir, lorsque Ton pense
q u ' o u t r e la vexation du possesseur du sol qu'ils cullivenl, de l'avide bey,
d u clieikh, des Mamelouks, un ennemi errant, toujours armé, guette sans
cesse l'instant de lui enlever tout ce qu'il oseroit montrer de superilu.^
L'argent qu'il peut cacher, et (pii reprc asente toi\tes les jouissances, dont
il se prive, est donc tout ce qu'il peut croire véritablement à lui; aussi
l'art de Tenfouir est-il sa principale étude : les entrailles de la" t e r r e ne le
rassurent pas: des décombres, des haillons, toute la livrée de la misere,
c'est en ne présentant que ces tristes objets aux regards de ses maîtres
qu'il espere soustraire ce métal à leur avidité; il lui importe d'inspirer la
p i t i é : ne pas le plaindre, ce scroit le dénoncer; inquiet en amassant ce
dangereux argent, troublé quand il le possede, sa vie se passe enti-e le
malheur de n'en point avoir, ou la terreur do se le voir ravir.
Nous avions à la vérité chassé les Mamelouks; niais, à notre aiTivce,
éprouvant toutes sortes de besoins, en les chassant, ne les avions-nous pas
remplacés? et ces Arabes Bédouins, mal armés, sans résistance, n'ayant
p o u r rempart que des sables mouvants, de ligne que l'espace, de retraite
que l'immensité, qui pourra les vaincre ou les contenir? Tâcherons-nous
de les séduire en leur offrant des terres à cultiver? mais les paysans d'Europe
qui deviennent chasseurs cessent sans retour de travailler la terre;
et le Bédoïiin est le chasseur primitif; la paresse et l'indépendance sont
les bases de son caractere; et pour satisfaire et défendre l'un et l'aiitre, il
s'agite sans cesse, et se laisse assiéger et tyranniser par le besoin. Nous ne
pouvons donc rien proposer aux Bédouins qui puisse équivaloir à l'avantage
de nous voler; et ce calcul est toujours la base de leurs traités.
¡.'envie, fléau dont n'est pas exempt le séjour même du besoin, plane
encore sur les sables brûlants du désert. Les Bédouins guerroient avec tous
les peuples de l'univers, ne baissent et ne portent envie qu'aux Bédouins
qui ne sont pas de leur horde; ils s'engagent dans toutes les guerres, ils
se mettent en mouvement dès qu'une ([uerelle intérieure ou un ennemi
étranger vient troubler le repos de l'Egj'pte, et, sans s'attacher à l'un ou
à l'autre des partis, ils profitent de leur querelle pour les piller tous deux.
Lorsque nous descendîmes en Afrique, ils se im-loient parmi nous, enlevoient
nos traineurs, et eussent pillé les Alexandrins, s'ils fussent venus
se faire battre hors de leurs nnirailles. Là où est le butin, là est l'ennenii
des Bédouins: toujours prêts à traiter, parcequ'il y a des présents attachés
aux stipulations, ils ne connoisserit d'engagement que la nécessité. Leur
cruauté n'a cependant rien d'atroce: les prisonniers qu'ils nous ont faits,
en retraçant les maux qu'ils avoient soufferts dans leur captivité, les considéroient
plutôt comme une suite de la maniéré de vivre de eetle nation
que comme un résultat de leur barbarie; des officiers, qui avoient été leurs
prisonniers, m'ont dit que le travail qu'on avoit exigé d'eux n'avoit rien
eu d'excessif ni de cruel; ils obéissoient aux fenuues, ebargeoient et conduisoicnl
les ânes et les chameaux; il falloit à la vérité camper et décamper
à tout moment; tout le ménage étoit plié, et l'on étoit en route dans un
<(uarl-d'heure au ]diis: au reste ce ménage eonsistoit en un uioulin à bled et
à café, une plaque de fer pour cuire les galettes, une grande et une petite
eafctiere, quelques outres, quelques sacs à grains, et la toile de la tente
qui servoit d'envelojjpe à tout cela. Lne poignée de bled rôti, et douze dattes
étoient la ration commune des jours de marche, et quelque peu d'eau,
qui, vu sa rareté, avoit servi à tout avant que d'être bue; mais ces ofliciers,
n'ayant eu l'ame flétrie par aucun mauvais traitement, ils ne conservoient
aucuTi souvenir amer d'une condition malheureuse (ju'ils n'avoient fait que
partager.
Sans préjugé de religion, sans culte extérieur, les Bédouins sont tolérants:
(¡uclques coutumes révérées leur servent de lois; leurs principes ressemb
l e n t à des vertus qui suffisent à leurs associations partielles, et à leur
gouvernement paternel.
Je dois citer im trait de leur hospitalité: un officier français étoit depuis
plusieurs mois le prisonnier d'un chef d'Aiabcs; son camp surjiris la nuit
par notre cavalerie, il n'eut que le temps de se sauver; tentes, troupeaux,
provisions, tout fut pris. Le lendemain, errant, isolé, sans ressource, il
tire de ses habits un pain, et en donnant la moitié à son prisonnier, il lui
d i t : Je ne sais ijuand nous en mangerons d'autre; mais on ne m'accusera
point de n'avoir pas partagé le dernier avec l'ami que j e me suis l'ait. P<'ut-on
haïr un tel peuple, quelque farouche que il'ailleurs il puisse être? et qiu-l
avantage lui donne sur nous cette sobriété comparée aux besoins que nous
nous sommes faits? comment persuader ou réduire de pareils hommes?