Notre fréj^ate eut ordre de protéger l'eiitrée du convoi dans le vieux
port; et j e saisis cette occasion pour aller à terre. Un ancien préjugé avoit
établi que dès qu'un vaisseau franc entreroit dans le port vieux l'empire
d'Alexandrie seroit perdu pour les musulmans; pour le moment, notre
canot vérifia la propliétie.
Il me scroit inipossilile de rendre ce que j'éprouvai en abordant à
Alexandrie: il n'y avoit personne pour nous recevoir on nous empêcher de
descendre; à peine pouvions-nous déterminer quelques mendiants, accroupis
sur leurs talons, à nous indiquer le quartier-général; les maisons étoient
fermées; tout ce qui n'avoit osé combattre avoit fui, et tout ce qui n'avoit
pas été tué se caehoit de crainte de l'être selon l'usage oriental. Tout
étoit noi«veau pour nos sensations, le sol, la forme des édifices, les figures,
le costume, et le langage des habitants. T-e premier tableau qui se présenta
à nos regards fut un vaste cimetiere, couvert d'innoTubrables tombeaux de
marbre blanc snr lin sol blanc: quelqiies fei.itaes maigres, et couvertes
de longs habits déchirés, ressembloient à des larves qui erroient parmi
ces monuments; le silence n'étoit interrompu que par le siffiement des
milans qui planoient sur ce sanctuaire de la mort. Nous passâmes de là
dans des rues étroites et aussi désertes. En traversant Alexandrie je me
rappelai et je crus lire la description qu'en a faite Volney; forme, couleur,
sensation, tout y est peint à un tel degré de vérité, que, quelques mois
après, relisant ces belles pages de son livre, je crus que j e rentrois de nouveau
à Alexandrie. Si Volney eût décrit ainsi toute l'Egypte, personne
n'auroit jamais pensé qu'il fut nécessaire d'en tracer d'autres tableaux, d'en
faire de dessin.
Dans toute la traversée de cette longue ville si mélancolique, l'Europe
et sa gaieté ne me fut rappelée que par le bruit et l'aclivité des moineaux.
Je ne reconnus plus le chien, cet ami de l 'homme, ce compagnon fidèle et
généreux, ce courtisan gai et loyal; ici sombre égoïste, étranger à l'hôte
dont il habite le toit, isolé sans cesser d'être esclave, il méconnoît celui
dont il défend encore l'asyle, et sans horreur il en dévore la dépouille.
i ; a n e c d o t e suivante achèvera de développer son caractere.
I,e jour où je descendis à terre, n'ayant point apporté de linge pour
c h a n g e r , je voulois aller sur la frégate la Junon, que j e eroyois placée à
l'entrée du port; j e prends une ])elite barque turque, et nous voguons vers
ce point. Arrivés à la frégate nous vîmes que ce n'étoit pas la Janon ; on nous
en montra une antre en rade à une demi-lieue de là. T-e soleil se couchoit;
les deux tiers du chemin étoient faits; je pouvois coucher à bord: nous
voilà de nouveaïi en route. Ce n'étoit point encore la Junon: elle croisoit
au large. Il nous fallut donc revenir; mais le vent avoit fraîchi; les vagues
étoient devenues si hautes que nous ne voyions plus qu'à la dérobée la
terre qu'il nous falloit regagner. Mon homme me mil au timon pour ne
s'occuper que de la voile.
Je n'aj>perccvois qu'il peine la direction qu'il me falloit garder; et je
commençai alors à sentir que c'étoit un véritable abandon de soi-même de
se trouver à cette heure livre aux vents, au milieu d'ime mer agitée, seul
avec un homme qui, comme tous ses concitoyens, pouvoit bien, sans injustice,
haïr les Français, et vouloir s'en venger. J'affectai de la confiance, de
la gaieté même, j e fis bonne contenance; et enfin nous touchâmes au rivage,
objet de tous mes voeux. Mais il étoit onze heures, j'étois encore à une demilieuc
du quartier; j'avois à traverser une ville prise d'assaut le matin, et
dont je ne connoissois pas une rue. Aucune offre de récompense ne put pei-.
suader mon hojnme de quitter son bateau poiu' m'accompagner. J'entrepris
seul le voyage, et, bravant les mânes des inorts, je traversai le cimetiere;
c'étoit le <hemin que j e savois le mieux: arrivé aux premieres habitations
des vivants, j e fus assailli de meutes de chiens farouches, qui m'aUaqnoient
des portes, des rues, et des toits; leurs cris se réj)ercntoient de nutison
en maison, de famille en famille; cependant je pus m'appercevoir que la
guerre qui m'étoit déclarée étoit sans cualitioii, car dès (jue j'avois dépassé
la propriété de ceux dont j'étois assailli, ils étoient repoussés par ceux qui
étoient venus me recevoir à la frontière. Ignorant l'abjection dans laquelle
ils vivoient, je n'osois les frapper, dans la crainte de les faire crier, et
d'ameuter aussi les maîtres contre moi. L'obscurité n'étoit diminuée (jue
par la lueur des étoiles, et la tran.sparence que la nuit conser\'c toujours
dans ces climats. Pour ne pas perdre cet avantage, pour échapper aux
clameurs des chiens, et suivre une route qui ne pouvoit m'égarer, je quittai
les rues, et résolus de longer le rivage; mais des nmrailles et des chantiers
qui arrivoient jusqu'à la mer me barroient le passage; enfin passant dans
la mer pour éviter les chiens, escaladant les murs pour éviter la mer lorsqu'elle
devenoit trop profonde, mouillé, couvert de sueur, accablé de
fatigue et d'épouvante, j'atteignis à minuit une de nos sentinelles, bien
convaincu que les chiens étoient la sixième et la plus terrible des plaies
d'Egypte.
Eu arrivant le malin au quartier-général, je trouvai Bonaparte entouré