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rôtis, de grands quartiers de veaux, des tètes bouillies de tous ces animaux,
et de soixante autres ])lals tous entassés les uns sur les autres : e'étoient
des ragoûts arojiiatisés, herbes, gelées, coniituros, et miel non préparé.
Point de sieges, point d'assiettes, point de cuillers ni de fourchettes, point
de gobelets ni de serviettes; à genoux sur ses talons, on premi le riz avec
les doigts, on arraehe la viande avec ses ongles, on trempe le pain dans
les ragoûts, et on s'en essuie les mains et les levres ; on boil de l'eau
au pot: celui qui fait les honneurs boit toujours le premier; il goûte de
même le premier de tous les plats, moins potn- vous prouver que vous ne
devez pas le soupçonner que pour vous faire voir combien il est occupé
de votre sûreté, et le cas qu'il fait de votre personne. On ne vous présente
une ser\-iette (¡u'après le diner, lorsqu'on apporte à laver les mains; ensuite
l'eau de rose est versée sur toute la personne; puis la pipe et le café.
Lorsque nous avions mangé, les gens du second ordre du pays venoient
nous remplacer, el étoicnt eux-mêmes très rapidement relevés par d'autres:
par principe de religion un pauvre mendiant étoit admis, ensuite les serv
i t e u r s , enlin tous ceux qui vouloient, jusqu'à ce <[ue tout fùl mangé. S'il
manque à ces repas de la commodité et cette élégance qui aiguillonne
l ' a p p é t i t , on peut en admirer ral)ondanoc, l'abandon bospilalicr, et la
frugalité des convives, que le nombre des plats ne retient jamais plus de
dix uiinutes à table.
IM 14 fructidor, au malin, nous étions maîtres de l'Egypte, de Corlbu,
de Malle; treize vaisseatix de ligne rendoient cette possession eontigui; à
la France, et n'en faisoieni qu'un empire. L'Angleterre ne croisoit dans la
Méditerranée qu'avec des flottes nombreuses qui ne pouvoient s'approvisionner
qu'avec des embarras et des dépenses immenses.
Bonaparte, sentant tout l'avantage de cette position, -voiiloit, pour le
conserver, que notre flotte entrât dans le port d'Alexandrie; il avoit promis
deux mille secjuins à celui qui en donneroit le moyen : des capitaines de
bâtiments marchands avoient, dit-on, trouvé line passe dans ]v. port vieux;
mais le mauvais gcTiic de la Fi'atice conseilla et persuada ii l'amiral de
s'embosser à Aboukir, et de changer en un jour le résultat d'une longue
suite de succès.
L e i/f, après-midi, le hasard nous avoit conduits à Aboii-.MamIoui', couvent
dont j'ai déjà ])arlé, et qui, depuis Rosette, est le terme d'une jolie
promenade su 1-le bord du fleuve ( 7'ovr- planchf r), n° )): arrivés à la loiir
(jui dotnine le monastère nous appercevons vingt voiles; arriver, se mettre
en ligne, et attaquer, fut l'aiTaire d'im moment. Le premier coup de eauon
se fit entendre à cinq heures; bientôt la fumée nous déroba les mouvcmciHs
des deux armées; mais à ia nuit iious ])ûmes distinguer un peu mieux,
sans pouvoir cependant nous rendre compte de ce qui se passoil. Le danger
que nous courions d'être enlevés par le plus petit corps de Bédouins ne
put nous distraire de l'avide attention qu'exeitoit en nous un évènemeut
d'un si grand intérêt. I.e feu roulant et redoublé étoit perpél.uel; nous ne
pouvions douter que le combat ne fût terrible, el soutenu avec une égal«'
<q)iniàtreté. De retour à Rosette nous montâmes sur les toits di; nos maisons;
vers dix heures, une grande clarté nous indiqua un incendie; quelques
minutes après'une explosion épouvantable fut suivie d'un silence
profond : nous avions vu tirer de gauche k droite sur l'objet enflammé,
et, par suite de raisonnement, il nous sembloiS que ce devoient être les
nôtres qui a\oienl mis le feu; le silence qui avoit succédé devoit être la
suite de la retraite des Anglais, qui pouvoient seuls continuer on cesser le
combat, puisque seuls ils disposoicnt de la liberté de l'espace. A onze lieures
un feu lent recommença: à minuit le combat étoit de nouveau engagé; il
cessa à deux heures du matin: à la pointe du jour j'étois aux postes avancés,
et. dix minutes après, la canonnade fut réaablie; à neuf heures un autre
vaisseau sauta; à dix heures quatre bâtiments, les seuls restés entiers, et
que nous reconnûmes français, traversèrent à toutes voiles le champ de
bataille, dont ils nous paroissoient maîtres, puisqu'ils n'étoient ni attaqués
ni suivis. Tel étoit le fantôme produit par l'enlhousiasme de l'espérance.
Je passois ma vie à la tour d'Abou-Mandour ; j'y comptois vingt-cinq
bâtiments, dont la moitié n'étoit plus que des cadavres mutilés, et dont le
reste se trouvoit dans l'impossibilité de manoeuvrer pour les secourir: trois
¡ours nous restâmes dans cette cruelle incertitude. I.a lunette à la main
i'avois dessiné les désastres, pour me rendre compte si le lendemain n'y
apporteroit aucun changement {vojez planche i), «"5) : nous repoussions
l'évidence avec la main de l'illusion; mais le bogaze fermé, mais la communicalion
d'Alexandrie interceptée, nous apprirent que notre existence
étoit changée; que, séparés de la métropole, nous étions devenus colonies,
obligés jusqii'à la paix d'exister de nos moyens: nous apprîmes enfin (jue
la flotte anglaise avoit doublé notre ligne, qui n'avoit point été assez solidement
appuyée contre l'isle qui devoit la défendre; que les ennemis, prenant
par une double ligne nos vaisseaux l'un après l'autre, cette manoeuvre, qur
invalidoit l'ensemble de nos forces, en avoit rendu la moitié spectatrice de