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Jamais il n'y eut de bataille plus terrible, de victoire plus éclatante, de
résultat moins prévu; c'étoit un réve dont il ne restoit qu'un souvenir de
terreur : pour la représenter j'en lis les deux dessins i et n, planche 29).
J'ai voulu peindre dans ces deux sujets la guerre telle qu'elle est, généreuse
et implacable, atroce et sublime {voyez l'cxpiication des phindu-s').
L'avantage réel que nous obtînmes à la bataille de Sedinan fut de détacher
les Arabes des Mamelouks; mais nous devons encore compter parmi
nos succès la terreur qu'acheva de donner à ces derniers notre maniere
de combattre; malgré la disproportion du nombre, la position désavantageuse
où nous nous étions trouvés, malgré les circonstances qui avoient
favorisé leurs armes, et qui avoient dû faire croire à notre destruction totale,
le résultat du combat n'avoit été pour eux que la perte d'une illusion.
Il s'ensuivit que Mourat-bey n'espéra plus d'enfoncer les lignes de notre
infanterie, ni de tenir contre ses attaques ou de les repousser: aussi ne
nous laissa-t-il plus de moyens de le vaincre; nous fûmes réduits à poui--
suivre un ennemi rapide et léger, qui, dans son inquiete précaution, ne
nous laissoit ni repos ni sécurité. Notre maniere de guerroyer alloit être
la même que celle d'Antoine chez les Partbes: les légions romaines renversant
les bataillons, sans compter de vaincus, ne trouvoient de rési.stance
<iue l'e.spacc que l'ennemi laissoit devant elles; mais, épuisées de pertes
journalières, i'atiguées de victoires, elles tinrent à fortune de sortir du territoire
d'un peuple qui, toujours vaincu et jamais .subjugué, venoit le.
lendemain d'une défaite harceler avec une audace toujours renaissante ceux
a qui la veille il avoit abandonné un champ de bataille toujours inutile au
vainqueur.
La chaleur des jours, la fraîcheur des nuits dans cette .sai.son, avoient
affligé l'armée d'un grand nombre d'ophtalmies; cette maladie est inévitable
lorsque de longues marches ou de grandes fatigues soni suivies de
bivouacs dans lesquels l'humidité de l'air répercute la transpiratitm : ces
contrastes produisent des fluxions qui attaquent ou les yeux ou les entrailles.
Desaix, pressé de percevoir le miri et de lever des chevaux dans la province
dont il vient de s'emparer, lai.sse trois cents cinquante 110 m mes à
Faïouni, et part pour réduire les villages que \Tourat-bey avoit soulevés.
Pendant qu'il parcourt la province, mille Manu-louks et un nombre de
fellahs ou paysans viennent atta<|uer dans la ville ceux <iui y étoient restés
malades.
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Le général Robin, et le chef de brigade Exuper, atteint aussi de l'ophlalniie,
ainsi que ceux qu'il commaiidoit, font des prodiges de valeur, et repoussent
de rue en rue un peuple d'ennemis, après en avoir fait un ma.ssacr.e
épouvantable. Desaix rejoint ces braves, et toute l'armée marche sur Bénésouef
pour disputer à Mourat-bey le miri de cette riche province.
Arrivé à Bénésouef, Desaix, pour se procurer les moyens de .se remettre
en campagne, alla au Caire; il y rassembla et fit partir tout ce ([u'il croyoit
nécessaire pour assurer .ses marches, et forcer Mourat à combattre. Kedoutant
les délices de la capitale, je restai à Bénésouef; quelque peu pittoresque
qu'il fut, j'en fis le dessin {planche 3o, n" i ).
Sur la rive gauche du Nil, vis-à-vis de Bénésouef, la chaîne arabique
s'abaisse, s'éloigne, et forme la vallée de l'Araha ou des Chariots, terminée
])ar le ]\Iont-Kolsun, fameux par les grottes des deux patriarches des cénobites,
S. Antoine et S. Paul, les fondateurs de la .secte monastique, les
créateurs de ce système contemplatif, si inutile à l'humanité, et si longtemps
re.specté par les peuples trompés. Sur le sol qui couvre les deux
grottes qu'habitèrent ces deux saints hermites, il existe encore deux monastères,
de l'un desquels on apperçoit, dit-on, le Mont^Sinaï au-delà de la
mer Rouge. L'embouehure de cette vallée du coté du Nil n'offre qu'une
ti'iste plaine, dont une bande étroite sur le bord du fleuve est seule cultivée:
au-delà de cette bande, on apperçoit encore quelques restes de villages
dévorés par le sable; ils offrent le spectacle affligeant d'une dévastation
journalière, produite par l'empiétement continuel du désert sur le sol
inondé.
Rien n'est triste coinme de marcher .sur ces villages, de fouler aux pieds
leurs toits, de rencontrer les sommités de leurs minarets, de penser que
là étoient des champs cultivés, qu'ici croissoient des arbres, qu'ici encore
habitoient des bonmies, et que tout a disparu; autour des murs, dans leurs
murs, par-tout le silence: ces villages muets sont comme les morts dont les
cadavres épouvantent.
I;es anciens Egyptiens parlant de cet empiétement de sables le désignoient
par l'entrée mystérieuse de Tbyphon dans le lit de sa belle-soeur
Isis, inceste qui doit changer l'Egypte en un désert aussi affreux que les
déserts qui l'avoisinent; et ce grand événement arrivera lorsque le Nil trouvera
une pente plus rapide dans quelques unes des vallées qui le bordent
que dans le lit où il coule maintenant, et qu'il éleve tous les jours. Cette
idée, qui paroit d'abord extraordinaire, devient probable si l'on considéré
il;