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pl. 19). J'aurois voulu les montrer avec cette couleur fine et transparente
qu'elles tiennent du volume immense d'air qui les environne; c'est ime
particularité que -ieur donne sur tous les autres monuments la supériorité
extraordinaire de leur élévation; la grande distance d'où elles
peuvent être apperçues les fait paroître diaphanes, du ton bleuâtre du
ciel, et leur rend le iini et la pureté des angles que les siecles ont dévorés.
Vers les neuf heures, le bruit du canon nous annonça et le Caire et la
fête du premier de l'année que l'on y célébroit; nous vîmes d'innombrables
minarets ceindre le Mont-Katam, et sortir des jardins qui avoisinent le
Nil; le vieux Caire, Boulac, Roda, se groupant avec la ville, y ajoutent
le charme de la verdure, lui donnent sous cet aspect une grandeur, des
beautés, et même des agréments: mais bientôt l'illusion disparoit; chaque
objet se remettant pour ainsi dire à sa place, on ne voit plus qu'un tas
de villages, que l'on a rassemblés là on ne sait pourquoi, les éloignant
d'un beau fleuve pour les rapprocher d'un rocher aride ( voyez planche 19,
A peine arrivé chez le général en chef, j'appris qu'il partoit à l'heure
même un détachement de deux cents hommes pour protéger les curieux
qui n'avoient pas encore vu les pyramides: je gémissois de n'avoir pas su
quelques heures plutôt cette expédition, et je croyois que voir des objets
aussi importants sans s'être muni de ce (jui poiivoit mettre dans le cas de
les observer avec fruit, ce n'étoit que céder à une curiosité vaine; j'étois
d'ailleurs si fatigué des deux voyages que je venois de faire, que tous
mes muscles me déconseilloient d'en entreprendre un troisième, et je regardois
comme prudent d'ajourner ma curiosité jusqu'au moment où les
astronomes devoient aller faire leurs observations dans ces lieux si célébrés.
Au sortir de table le général dit ; On ne peut aller aux pyramides
qu'avec une escorte, et on ne peut pas y envoyer souvent un détachement de
deux cents hommes. Cet entraînement qu'exercent certains esprits sur l'esprit
des autres détruisit tous mes raisonnements; cet entraînement qui m'avoit
fait venir en Egypte me fit partir pour les pyramides, et, sans rentrer chez
moi, je m'acheminai au vieux Caire; je rejoignis en roule des camarades
avec lesquels je traversai le Nil. Nous arrivâmes à la nuit fermée à Gizeh:
j e ne savois où je coucberois ; mais déterminé à bivouaoquer, ce fut
une bonne fortune qui me parut tenir de l'enchantement de me trouver
tout-à-coup sur de beaux divans de velours, dans une salle où \c parl'uiu
de la fleur d'oraugc nous étoit apporté par un zéphyr rafraîchi sous des
berceaux d'arbres toulTus: je descendis dans le jai'din,' qui, au clair de
la lune, me parut digue des descriptions de Savary. Cette maison étoit la
maison de plaisance de Mourat-bey: je l'avois entendu déprécier, je ne la
voyois (¡u'après le passage d'une armée victorieuse; et cependant je ne pus
m'empêcher d'éprouver que, si l'on ne veut rien détruire par d'inutiles
comparaisons, les jouissances orientales ont bien leur mérite, et cpi'on ne
peut refuser ses sens ii l'abandon voluptuciix. ([d'elles inspirent. Ce ne sont
ici ni nos longues et fastueuses allées françaises, ni les tortueux sentiers
des jardins anglais, de ces jardins où, pour prix, de l'exercice qu'ils obligent
de faire, on obtient et la faim et la santé. Eu orient, un exercice vain est
retranché du nombre des plaisirs; du uùUeu d'un groupe de sycomores,
dont les branches surbaissées procurent une ombre plus que fraîche, on
entre sous des tentes ou des kiosques ouverts à volonté sur des taillis
d'orangers et de jasmins: ajoutons à cela des jouissances, qui ne nous sont
encore qu'imparfaitement connues, mais dont on peut concevoir la volupté:
lel est, par exemple, le charme que l'on doit éprouver à être servi par de
jeunes esclaves chez qui la scmplcsse des formes est jointe à une cxpres.sion
douce et caressante; là, sur de moelleux et immenses tapis, couverts de carreaux,
noncbalamment couché près d'une beauté préférée, enivré de désirs,
de santé, de fumée de i)arfums, et de sorbet, présentés par une main que
la moll(-sse a consacrée de tout temps à l'amour; près d'uue j(nine favorite,
dont la pudeur ombrageuse ressemble à l'innocence, l'embarras à la timidité,
l'effroi de la nouveauté au trouble du sentiment, et dont les yeux
languissants, humides de volupté, semblent annoncer le bonheur et non
l'obéis-sancc, il est bien permis sans doute au brûlant Africain de se croire
aussi heiu-eux tpie nous. En amour tout le reste n'esl-il pas convention?
A la vérité, nous nous sommes créé avec elle encore un autre bojiheui-; mais
n'est-ce point aux dépens de la réalité? Ah! oui: le bonbeur se trouve
toujours près de la nature; il existe par-tout où elle est belle, sous uii sycomore
en Egypte comme dans les jardins de Triam)u, avec une Nubienne
comme avec une Française; et la grace qui naît de la souplesse des mouvements,
de l'accord harmonieux d'un ensemble parfait, la grace, cette
portion divine, est la même dans le monde entier, c'est la pr(q)i iété de la
nature également départie à tous les cires qui jouissent de la plénitude
de leur existence, quel que soit le climat qui les a vus naître. Ce n'est point
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