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qui donne tout à la fois une échelle, et des hommes et des temps: d'aill
e u r s , avons-oous le droit de trouver ridicule que des peuples iguorants
a p p u i e n t leurs foibles constructions, et ne craignent pas de masquer des
b e a u t é s sur lesquelles ils n'ont jamais arrêté leurs regards, tandis que
nous laissons les arenes de Nîmes encombrées de masures.
Au-delà d'Elfu le pays se resserre; il n'y a pins qu'un quart de lieue entre
le désert et le fleuve. A midi, nous fimes halte sur le bord du Nil: la cavalerie
nous avoit devancés; au moment de nous meltre en route, elle
nous fit dire que nous allions avoir à traverser un désert de sept lieues:
la journée étant trop avancée pour nous engager dans une marche aussi
l o n g u e , nous couchâmes dans im village abandonné, où heureusement il
y avoit du bois.
Le II, nous partîmes à trois heures: après avoir marché tine heure
dans le pays cultivé, nous entrâmes dans la montagne composée d'ardoise
p o u r r i e , de grès, de quartz blanc et rose, de cailloux bruns, avec quelques
c o r n a l i n e s blanches. Après cinq heures de marche, dans le désert, les souliers
étoient déchirés, les soldats attachoicnt ce qu'ils avoient de linge à
leurs pieds, une soif ardente les dévoroit; on ne pouvoit trouver de l'eau
que dans le Ni l , dont les rives étoient aussi arides que le désert: 1» division
étoit harassée, et pour arriver au fleuve il falloit se détourner d'une lieue;
mais la soif c omma n d a , on y arriva excédé; les équipages, dont les animaux
n'avoient eu aucun pacage la veille, affoiblis p a r la faim, n 'avaient |ni suivre
que partiellement. Quelle fut la détresse, lorsqu'il fallut annoncer à la
t r o u p e qu'il n'y avoit rien à manger! nous nous regardions tristement; on
n ' e n t e n d o i t aucun murmur e : mais u n morne silence, mais les larmes, triste
a v a n t - c o u r c u r du desespoir, étoient bien autrement terribles, Après quelques
instants de celle affreuse s i tua t ion, im chameau qui portoit une légere
p e t i t e charge de beurre nous joignit avec quelques uns de ceux dont
les provisions étoient mangées; on chercha au fond des sacs, on les sec
o u a , on parvint à ramasser de quoi faire une distribution d'une poignée
d e farine : o n pi'oposa de faire des beignets ; un arbre nous donna du
f e u ; l'occupation chassa les idées mélancoliques, et la gaieté française
r a m e n a parmi nous le courage accoutumé. Nous partîmes bien vite sur
n o t r e lest; mais à peine en route, nos pauvres chevaux qui n'avoient
pas mangé de beignets rouloient sous nous d'inanition ; il falloit les
m e n e r en main, il falloit les soutenir ou les abandonner; il falloit marc
h e r , ce que j'aurois cru impossible sans la nécessité: mais i! j- avoit
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urgence; et nous avions appris l'étendue des ressources que ce mot fait
t r o u v e r .
Une demi-heure après avoir passé le premier désert, nous trouvâmes
les ruines de Silsilis, qui consistent en débris, en briques, et dans les
r e s t e s d'un temple, dont les murs les plus élevés n'excedent pas mainten
a n t trois pieds au-dessus du sol. On peut reconnoitre encore que la nef
d u temple, couvert e d'hiéroglyphes, étoit entourée d'une galerie, à laquelle,
dans un temps postérieur, on avoit ajouté un portique sans hiéroglyphes:
nous rentrâmes une troisième fois dans le désert; une hyene suivit la col
o n n e pendant assez long-temps.
Le rocher devient graniteux, avec des cailloux de toute couleur et de
t o u t e espece, que leur dureté rendoit susceptibles d'un poli brillant; j'en
trouvai de cornaline, de jaspe, et de serpentine; le sable n'est formé que
des débris de toutes les mat ières primitives et const i tuantes du granit. Nous
arrivâmes à nn plateau élevé, d'où on découvre une vaste étendue dans
l a q u e l l e on voit serpenter le Nil; après avoir coulé le long du Mokatam, il
r e v i e n t au nord-ouest pour courir de nouveau au nord. A cet angle, on dist
i n g u e les ruines d'un phare, qui servoit peut-être à éclairer cette partie
t o r t u e u s e de la navigation; à l'autre angle, on voit les hauteurs d'Ombos,
déployant de beaux monuments; au coude du fleuve, une de ses branches
forme une isle inondée, et qui vaut k elle seule vingt lieues quarrées
d e tout le pays qui l'avoisinc : sa position la sauva des incursions (le la
cavalerie mamelouke et de notre visite; les habitants de terre ferme s'y
r e t i r è r e n t , nous abandonnant le grand village de Binban, accoudé au
d é s e r t et aussi triste que lui. C'est là que nous arrivâmes après onze heures
d e marche. Le troupeau de boeufs qui nous suivoit s'étoit égaré; il falloit
l ' a t t e n d r e avec la peur qu'il n'eût été enlevé : le village ne nous offroit
q u e quelques murailles; elles furent fouillées jusqu'à leur fondation. Je
fus témoin dans cet instant d'une scene qui offroit un contraste frappant
de la brutalité la plus farouche et de la sensibilité la plus hospitalière.
Dans le moment où j'obsei"v'ois que si l'avarice est ingénieuse à trouver
u n e cachette, le besoin l'est peiit-étrc plus encore pour la découvrir, un
soldat sort d'un trou, traînant après lui une chevre qu'il en avoit arrachée:
il étoit suivi d'un vieillard portant deux enfants à la mamelle; il les laisse
s u r la terre, tombe à genoux, et, sans proférer une parole, il montre, en
versant un torrent de larmes, que ses enfants vont mourir si la chevre leur
est enlevée. L'aveugle et sourd besoin n'est point arrêté par ce tableau