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Au bout de quelques mois , je me fentts aflez fortifié
pour ne plus défefpérer de revoir un jour ma
patrie. Il y avoit environ deux mois que le général
Hédouville étoit à Saint-Domingue, lorfqu’il me
chargea de lui faire un herbier, & m'accorda à
cet effet vingt-cinq gourdes par mois , avec pro-
meffe de me faire fixer des appointemens plus
confidérabies lorfqu'il s'occuperoit deTinftruétion
publique.
, » Je .me livrai donc entièrement à la botanique.
Je compris bientôt combien l'art du deflin eft utile
à celui qui, comme moi, n'a pas celui de s'exprimer
avec cette précifion que l'on voit partout
dans votre ouvrage (lesFamilles naturelles de M. de
Juflieu ). D'après mon principe, que l'on n’eft jamais
trop vieux pour apprendre, je me mis donc
à defliner, & à faire marcher de front le deflin &
la defciiption de chaque plante à mefure que je
les mettois dans, ma colle&ion. Depuis ce tems
l ’expérience m'a appris que ce moyeaeft peut-être
le feul qui pût mener promptement & fûrement à
une connoiflance exaéte des plantes : le deflin &
la defcription devant s'accorder en tout, fe prêtent
un mutuel fecours r l’un montre une omiflion
ou une erreur dans l'autre. Ceci eft fi vrai, que
j'ai été obligé quelquefois de retoucher des def-
criptions faites avant le deflin.
^ Il y avoit près de quatre mois que j’étois entièrement
livré à la botanique, lorfque le retour
inopiné du général Hédouville. en France m'ôta
les moyens de continu, r mon travail- Je fus donc
forcé d'abandonner la botanique pendant les fept
mois qui s’écoulèrent depuis fon départ, jufqu'à
l'arrivée de l'agent Romme qui vint le remplacer.
Ce nouvel agent me fit accorder par mois les
vingt cinq gourdes que je touchois du tems du
général Hédouville , mais payables par l'adminif-
tration ; elle s'en acquitta pendant les fix premiers
mois, enfui te je ne reçus plus rien. L’agent Romme
me paya de l'argent de fa caifle; mais bientôt,
étant lui-même, fans moyens, enfuite fans autorité
, enfin fans liberté , je me trouvai encore obligé
d'abandonner la botanique , & de faire des plans
de maifons pour la direction des fortifications,
comme j'avois fait au départ du général Hédouville.
» Après tant de traverfes, h fortune fe dérida
pourtant un peu en ma faveur. J’ai trouvé chez un
étranger des fecours que je n'avois pu obtenir de
ceux de qui je devois naturellement en/-attendre.
Le doCteur Stévens, conful-général des Etats-Unis
d'Amérique, eft celui à qui je dois la confervation
& l'augmentation de mon travail : les fecours que
j'ai obtenus de fa libéralité m’ont mis à même
d’augmenter, non^feulement ma collection , niais
encore mes connoiffances en botanique. Je lui dois
tout, jufqu'à mon retour en France j car c'eft lui
qui .m'a procuré les moyens de me rendre aux
Etats-Unis près du conful français, qui favorifa
mon paffage pour la France. »
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« M. Poitëau , dirent les commiffaires de l’Inf-
titut dans leur rapport fur un de fes Mémoires,
parcourut les différens quartiers du nord de Saint-
Domingue , mais particuliérement l’île de la ri or-
tue. Il ne fe bornoit pas à faire des collections > il
étudioit les caractères des plantés i il en décrivojt
tous les organes, & il y joignoit prefque toujours
des deflins coloriés, qui, foignes dans leur en-
femble, préfentent une image fidelle du port de
la plante, & intéreflent furtout par les détails
exaéts des parties de la fructification.
» La collection qu'il a rapportée en France eft
compofée de fix cents paquets de graines remis
au Jardin des Plantes, & d’environ douze cents
efpèces très-bien préparées, 8c toutes nommées
par lui} & quoique la bibliothèque de M. Poiteau
ne fût compofée que du Philofophia botanica de
Linné, & du Généra PLantarum de Juflieu, il eft
néanmoinsparvenu à reconnoître celles qui étoient
mentionnées dans les ouvrages qu’il poffédoit. Il
a regardé comme nouvelles celles qu’il n’a pu
déterminer. A la vérité, plufieurs de ces dernières
font confignées dans des ouvrages récens , que
notre voyageur n’étoic pas à portée de confultèr ;
mais d’autres, en aflez grand nombre, font véritablement
inédites.
» Il en eft de même des genres qu’il a établis.
On en trouve plufieurs dans le Prodromus de
M. Swartz ; mais il en eft quelques-uns qui font
réellement nouveaux, 8c dont la publication contribuera
aux progrès de la botanique.
» Si M. Poireau a été devancé dans quelqués-
unes de fes recherches, le travail qu’il préfente
n’en fera pas moins utile à la fcience. Les bota-
niftes qui ont écrit fur les productions végétales
des Antilles-, n’étant pas aflez pénétrés des principes
& des avantages de la méthode naturelle,
fe font bornés, dans leurs deferiptions, aux feuls
caractères de la fleur 8c du fruit, & ils ont négligé
prefque toujours ceux qui réfultent de la ftruCture
de la femence. M. Poiteau a fuppléé à ces omif-
fions, & , en infiftant fur les caractères que four-
niffent les organes les plus importans, il a diflîpé
les doutes que les botaniftes pouvoient avoir fur
l’ordre qu'il falloir afligner à des plantes incomplètement
décrites.
» L'examen que ce voyageur a fait des plantes
anciennement connues, lui a fait reconnoître quelques
erreurs dans les écrits des botaniftes, & l'a
mis à portée de déterminer, d’une manière plus
précife & p us exaCte, les caractères de plufieuis
genres. On peut eu juger par fes obfervations fur
l‘arachis hypog&a. Cette plante , quoiqu’elle eût
été décrite par plufieurs favans botaniftes, quoique
cultivée depuis long-tems, néanmoins la forme
du calice, la pofition de l’ovaire ficué à la bafe du
tube du calice, le pédicefte qui porte l'ovaire oc
qui s’alonge confidérablement après la floraifon,
font autant de faits que les naturaliftes ignorôient
entièrement,
II
V O Y
»11 n’eft aucune partie de la botanique dont
M. Poiteau ne fe foit occupé avec fuccès. Les
voyageurs négligentordinairement les plantes cryptogames,
8c les naturaliftes ont cru long-tems que
l'Europe étoit la .feule partie du Globe où cruf-
fent, avec profufion, les champignons dont i'exif-
tence eft d'une fi courte durée, & les moufles,
qui, par leur petitelfe, fèmblent fe.dérober aux
recherches les plus aflidues. M. Poiteau en a découvert
un grand nombre, il a décrit 8c figuré'
quatre-vingt-ftpt efpècès de champignons, unè
trentaine de moufles, plufieurs marchantia, des
jungermannia y des anthoceros, Les productions
fungoïdes qui exiftent fur les feuilles des végétaux
, ont aufli attiré fon attention. Il ayoit ob-
fervé que ces plantes dévoient former un genre
diftinCt, & nous avons été furpris en voyant qu'il
leur avoit aflîgné, dans fes- manuferits , le même
caraCtère que celui qui a été établi, par les botaniftes
allemands, au genrq Æcidium.
, » Un autre travail de M. Poiteau confifte dans
une fuite de réflexions & d’obfervations fur le
Philofophia botanica de Linné. Le manuferit de ce
voyageur eft rempli de faits additionnels, confirmatifs
des axiomes contenus dans l'ouvrage du
célèbre profefleur d’Upfal, & parfemés aufli de
quelques faits & obfervations contraires. Ce genre
de recherches annonce une difpofition à voir la
fcience en grand , & l’on doit fouhaiter que l'auteur
puifle être dans le cas de les multiplier.»
Depuis fon retour en France, M. Poiteau n'a
ceflé de s'occuper conftamment à perfectionner
lè.s connoiffances botaniques, 8c à s’exercer dans
l'art du deflin. 11 a déjà fait connoître plufieurs de
fes nouveaux genres de l'Amérique, inférés la
plupart dans les Annales du Muféum d'kiftoire naturelle
de Paris. Il publie en ce moment, conjointement
avec M. Turpin fon ami, deflinateur &
botanifte très-inftiuit, une nouvelle édition des
Arbres fruitiers de Duhamel, & une Flore des environs
de Paris. On reconnoît, dans les premiers
numéros de ces deux ouvrages livrés au public,
l,es connoiffances du botanifte réunies aux talens
du deflinateur. M. Ventenat, dans fon Choix des
Plantes, a dédié à ces deux naturaliftes les genres
Poitea & Turpinia.
Poivre. Placé par les fervices fignalés qu’il a
rendus à fa patrie, aù rang des bienfaiteurs de
l'humanité, il ne'peut être oublié dans la lifte honorable
de ceux qui ont contribué aux progrès
des découvertes utiles dans la recherche des végétaux
étrangers. Né avec des moeurs douces,
un caraCtère bienfaifant, de grandes difpofitions
pour les lettres 8c les arts, il s’etoit dévoué dans
fa première jeuneffe aux millions étrangères, efpé-
rant que cette carrière, outre l’avantage d’y ftr-
vir la religion, lui procureroit celui de connoître
les productions étrangères 8c, de les rendre .propres.
à fa patrie. F.nvoyë par fes fupérieurs en
Botanique. Tome V lll .
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Chine & à la Cochinchine, comme il revenoit de
ce voyage pour revoir fa famille , 8c s engager
par des voeux dans l ’état religieux qu’il avoir
adopté , le bâtiment-qui le portoit fut attaqué par
un vaifleau anglais : Poivre y perdit un "bras &
cet accident le livra à une autre carrière : elle
fut toute entière confacrée à étudier la - culture
de ces precieufes épiceries que les Hollandais
peffédoient dans les Indes & à Batavia , & à
les naturalifer dans l’Ifle-de-France. 11 n’épargna,
pour fe les procurer, ni fes peines ni fa fortune.
Il fit des voyages fréquens , longs & pénibles
dans les Indes, à Manille , aux Moluques ,
à Malacca, à Pondichéry, &c. Chargé des intérêts
de la compagnie des Indes , il avoir fixé-
fa réfidence à l ifte-de-France, dont l’adminiftra-
tion étoit confiée à fes foins} il y vécut avec Com-
merfon, qui revenoit de faire le tour du Monde
avec M. de Bougainville , & qui termina fa carrière
dans cette île , au moment où il avoit 1 ef-
poir de jouir du fruit de fes immenfes recherches.
Poivre avoit acheté de la compagnie des Indes,
dans un bien nommé Mont-Plaifr, un enclos peu
diftant du port de Tlfle-de-France j il en avoit
fait à fes frais un magnifique jardin , qui renferme
prefque toutes les plantes utiles des deux héroif-
phèrés. Depuis il a cédé à l’État cette habitation
fi intéreffante aux yeux des favans, qui fentenc
que fouvent l’acquifirion d’une plante utile peut
être plus importante que celle d’une province.
Parmi celles que Poivre a fait connoître à i’ifle-
de-France, on doit diftinguer l ’arbre-à*pain, qui
s y eft beaucoup multiplié, donc les colons commencent
à faire ufage, qui fera bientôt un de
leurs principaux alimens,.& qui , tranfporté en-
fuite dans les Antilles, y affurera à peu de frais la
fubfiftance des blancs & des noirs. Il faut encore
faire mention de l’ampalis ou mûrier à gros fruits
verts de Madagafcar (morusampalis Poir. EncycJ
de l’arbre à huile effentielle , à odeur de rofe j de
l’arbre-à-fuif, du thé de la Chine , du bqis de Cam-
pêche , du bois immortel ou nouroucouyé , du
canellierde Ceilan 8c.de la Cochinchine, de toutes
les variétés du cocotier, du dattier, du manguier,
de l’arbre des quatre épices * du chêne,
du fapin, de la vigne, du pommier 8c du pêcher
de l'Europe, de l’avocat des Antilles, du ma-
bolo des Philippines, du fagoutier des Moluques,
du favonnier de la Chine, du marân d’Yolo, du
mahé ou arbre de mâture & du mangouftan , un
des meilleurs fruits de l'Afie y mais ce qui lui a
mérité plus particuliérement ta reconnoiffance de
tous les bons citoyens , c ’eft le fuccès qu’eurent
enfin fes foins 8c l’intelligence qu’il déploya pendant
plus de vingt-cinq ans pour parvenir à faire
apporter des Moluques à l'ifle-de-France des
plants de mufeaditrs & de girofliers, en quantité
affez confidérable pour en affurer la naturalifa-
tion. Poivre, malgré les obftacles fufeités d'abord
par un vil intérêt, fit paffer à rifle-Bourbon