
nos bofquets ou fe multiplient dans nos pépinières
& dans nos ferres, nous ferions étonnés devoir
qu'elles font autant de conquêtes faites dans des
contrées étrangères. Sur environ deux cent cinquante
efpèces d'arbres qui couvrent aujourd’hui
le fol de la France , plus des trois quarts font
d'origine étrangère. Parmi ces arbres exotiques,
les uns nous donnent des fruits délicieux, d'autres
font employés pour les conft ru étions 8c pour
les arts 5 d’autres enfin fervent à la décoration des
jardins, 8c nous font trouver dans nos parcs les
fîtes pittorefques des contrées les plus favorifées
de la Nature. Le noyer nous vient de Pont ; le ce-
rifier, de Cerafonte ; l’olivier, d’Athènes 5 l'amandier,
d'Orient j le pêcher, de Perfe ; le mû
lier, de Chine} le figuier, de Syrie ; l'abricotier,
d’Arménie; le grenadier, de Carthage; l’oranger,
de l'Inde : il en eft de même de beaucoup d'autres
plantes. La patrie du blé eft inconnue ; mais
plulîsurs de nos légumes & des meilleurs fourages
font Originaires d'Afie. La découverte de l'Amérique
nous a procuré le maïs, qui fait la principale
nourriture de plufïeurs peuples de notre Continent
; la pomme de terre, qui a augmenté la population
de l’Irlande & de la Suifie , 8c qui eft
dans ie nord de l’Europe d’une.fi grande reflfouice,
8c une foule d'arbres utiles, tels que l'acacia, le
tulipier , des fapins, des-frênes, des érables, 8cc.
Ces riche fies peuvent s’accroître tous les jours;
mais pour fe les procurer, il ne fuffit pas de s'en
rapporter aux comme rçans, qui n’envoient que ce
qui fe trouve fur les côtes : il faut que des natura-
liftes s’enfoncent dans l'intérieur des terres, qu'ils
fâchent diftinguer & choifir ce qui peut êrre utile.
Ces réflexions font fentir combien on doit de re-
connoifiance à ces hommes courageux, qui, pour
fervir la fociété, renoncent à fes douceurs, &
vont chercher les tréfors inconnus de'la Nature
dans des pays déferts & fauvages. »
- A ces avantages précieux s'en joignent d’autres
plus relatifs à la feience en elle-même, en nous
faifant connoîrre beaucoup d’efpèces ou de genres
nouveaux, en enrichiffanr d'obfervations curieu-
fes les beaux phénomènes de la phyfique végétale,
en nous donnant des notions plus exactes des caractères
de beaucoup de plantes incertaines ou
eu connues, en confirmant les principes qui éta-
liffent les familles naturelles, en^rempliffant quel-
- quefois les vides qui exiftent entr’elles ; enfin,
en rendant de plus en plus intérefiante l’étude des
végétaux.
Le voyageur naturalifle eft donc un conquérant
plein d'une noble ambition, dont le but eft d’enrichir
fon pays des productions naturelles de toutes
les parties du Globe. Au milieu de l'élévation
de fes idées, il ne voit d'autre terme à fes conquêtes,
que celle de l’Univers. Soutenu dans cette
vafte entreprife par l'efpôir flatteur du fuccès, il
ne connoît pi fatigues ni dangers rquoiqu’avecdes
intention$ paifiblesr, il pourra exciter les foupçons
des peuples barbares, fe trouver expofé à leur
férocité; mais il ne les redoute pas. il part pour
remplir,fes grandes deftinées : il ne marche point
à la tête d'une puiflante armée, menaçant les peu-
pies 8c les trônes; c'eft un homme firnple 8c pai-
fible, qui n’a d’autre intention que de répandre
les bienfaits, d'autre defenfe que des paroles de
paix. Qui croiroit qu'avec cet extérieur modefte
il peut, par fes découvertes, enrichir de vaftes
provinces, établir un commerce vivifiant entre
de grandes nations , Couvent changer la face d'un'
pays, rendre puiffante une nation foible, riche
un peuple pauvre , fertile un fol abandonné , actifs
des hommes indoh ns? peupler des déferts,
animer les membres paralyfés d’une fociété, préparer
de loin l'établi fie ment de riches colonies,
offrir des refiources à l'induftrie, du travail aux
bras inaétifs, des richeffes au travail, de nouvelles
jouilîances à la fociété? Ces aflertions, tout étonnantes
qu'elles peuvent être, n'ont rien d'exagéré,
& font tous les jours confirmées par l’expérience.
Quelle aéfivité n'a point jeté parmi de
grandes nations la découverte des épices, la culture
du mûrier & des vers à foie, celle du caféyer,
de la canne à fucre, le commerce de l'indigo , de
la cochenille nourrie par le nopal, l'introduCtion
du mais, de la pomme de terre en Europe, celle
du farrafin 8c de beaucoup de graminées inté-
reffantes 1
Un gouvernement fage ; dont les regards pré-
voyans favent percer dans l’avenir & fe reporter
fur le paflfé , faura calculer combien l'étude de la
Nature eft fouvent importante pour la profpérité
des Etats, 8c quels avantages précieux peuvent
réfulter des voyages entrepris pour le progrès des
fciences. Combien de pareils voyages diffèrent de
ceux qui, dans des tems plus anciens, n'avoient
pour but que lès conquêtes & le pillage ! Ils ne
font plus ces fiècles d’ignorance 8c de fuperftition,
où le goût des voyages n’étoit que l’ambition des
conquêtes, où les relations de Commerce dégéne-
roient en brigandage, les alliances en traite d'ef-
claves, 8c la religion en fanatifme ; où la perfection
des arts tournoit à la perte des nations étrangères
, où les mines d’or devenoient un titre de
profeription, où le feu de la guerre dévoroit les
peuples fauvages avec la rapidité de la flamme qui
embrâfe'les moiffôns; où l’Européen ne pénétroit
dans les antiques forêts de l’Amérique, que comme
la bête féroce altérée de fang. Puifient-ils être à
jamais effacés des faites de l'Hiftoire ces tems.
d'horreur, de fuperftition & de barbarie ! Ah 1
du moins puifient-ils, ces hommes éclairés parles
principes d’une faine phiiofophie & d’une religion
ramenée à fon véritable but /faire oublier ces crimes
commis envers l’humanité outragée ! Que le
voyageur porte également fes vues bienfaifiintes,
& fur la patrie qui-l'a vu naître, & fur les nations
qu’il vifité ! que fés découvertes foient utiles à
tous'lés-peuples i.que fon ame s'élève au deffus dé
ees triiférables propos de l’ignorance, toute prête
à méprifer ces recherches, minutieufes en apparence,
& dont les réfultats, ainfique je l'ai prouvé
plus haut, font très-fouvent fi importans pour la
fociété ! qu’il dédaigne les déclamations de ces folliculaires
à gages qui neceffent d'infulter, comme
ils le font depuis un certain tems, aux travaux de
ces hommes modeftes & refpeétables, qui confa-
crent tous les momens de leur vie à l'étude des
fciences naturelles ! De fi pitoyables plaifanteries
ne peuvent qu'exciter le rire des gens inepres, 8c
n'appartiennent qu'à dé froids ëgoxftes, dont l'imagination
n’a jamais été exaltée par le fublime
fpeétacle de la Nature, ni le coeur animé par l’amour
du bien public.
Des recherches qui agrandiffent l’ame ne font
donc envifagées par des gens peu inftruits, que
comme une étude aride, qui à la vérité peut aider
à faire mieux diftinguer les végétaux ou à en découvrir
de nouveaux, mais fans réfultat pour leur
emploi. Cette opinion eft néanmoins démentie
tous les jours par l'expérience. Pendant combien
de fiècles, par exemple, n’a-t-on pas employé
dans les arts, dans la matière médicale , dans l’économie
, des fubftances exotiques, des fruits,
des racines, des gommes, des laques, 8cc. fans
aucune notion fur les plantes qui les fourniftoient.
Lorfqu’on eft parvenu à les découvrir, il en eft
réfulté que ces fubftances, recueillies à grands
frais dans les pays lointains, pouvoient être également
retirées de plufïeurs plantes indigènes, qui
avôient avec les premières des rapports de famille
ou de genre. Dès qu’il a été reconnu, par exemple
, que l'ipécacuanha appartenoit au genre des
violettes, on a découvert que. notre violette
d'Europe avoir aufli dans fes racines, prifes à
plus fortes dofes, des propriétés émétiques. L’expérience
nous a prouvé que tous nos orchis bulbeux
pouvoient fournir du falep; aufli bon que
celui du Levant, qui provient d'une efpèce d'or-
chis.
Ainfi tous les membres de la fociété jouiffent
des. utile s découvertes du voyageur. Le fibarite
favoure des fruits plus délicats; des liqueurs parfumées
par les aromates de l’Inde arrofent fon palais
; nos meuhles d’ornement font conftruits d'un
bois plus recherché, dur, poli, panaché; nos
voitures élégantes brillent d'un vernis indélébile ;
l'honnête habitant des campagnes trouve à remplacer
les productions, quelquefois très-médiocres,
de fon terroir par d’autres plus abondantes, fou-
vent plus fubftantielles, & tous ces gens profitent
de ces bienfaits fans chercher à connoître l'homme
intéreffant qui les leur a procurés : ils ignorent
combien de peines, de fatigues ces découvertes
ont coûtées à leur auteur. Souvent même on traite
de folie cette paflîon qui tranfporte le botanifte
loin de fon pays pour y récolter quelques brins
d'herbe : fon nom , fes travaux, reftent dans l'oubli.
IUe fe roit moins fans doute s'il pouvoit, auffîtôt
fon retour, annoncer l’heureux ufage que
l'on peut faire des plantes qu’il rapporte ; mais ce
n'eft bien fouvent que long-rems après, ce n'eft
que par différens effais, d’heureux hafards , qu'on
trouve l'emploi des plantes exotiques, cultivées
d’abord par curiofité ou pour l'ornement de nos
parterres. Si ce font des arbres de haute futaie,
combien ne faut-il pas d'annéesj'oferois dire de
fiècles, pour lés acclimater, les multiplier! Des
fruits acerbes, il faut les greffer. Cette tentative
eft quelquefois long-tems fans fuccès, jufqu'à ce
que l ’on ait pu reconnoître quels fujets leur conviennent
; enfin , ce n'eft qu'à la longue que l'on
découvre le meilleur moyen de culture pour con-
ferver, perpétuer, multiplier le plus grand nombre
des plantes exotiques, 8c les ufages divers
qu'on en peut faire.
Ainfi s'écoulent de longues années, pendant
lefquelles le naturaiifte qui a fait des découvertes
utiles eft oublié. On jouit du fruit de fes travaux,
tandis que fa mémoire eft privée du tribut de re-
connoiffance qu'on lui doit. Il a -facrifie les plus
belles années de fa vie à des voyages longs/& pénibles
; il a embelli nos parterres, enrichi nos bofquets
, augmenté de fruits & de légumes nos vergers,
nos jardins potagers; il a ajouté à nos plantes1
médicales & tinâoriaies, 8c le refte de fes jours
s'eft pafïë dans J'obfcurité, peut-être même dans
une médiocrité voifine de l'indigence.
Accueilli avec quelque diftinétion dans les premiers
momens de fon retour, dès qu'une fois la
curiofité a été fàtisfaite, dès qu'il s'eft deffaifi de
fes richeffes, il refte fouvent abandonné. S’il manque
des reffources néceffaires pour publier fes découvertes,
chacun s'en empare; elles font inférées,
éparpillées dans des ouvrages généraux ,
dont les auteurs s'approprient une partie de la
gloire. Eux feuls font cités : le voyageur eft à
peine connu, ou bien il eft à peu près confidéré
comme ces malheureux employés à extraire de la
mine ces riches métaux que des mains plus habiles
mettent en oeuvre. C'eft ainfi que nous ignorons
le nom de beaucoup de voyageurs qui ont
augmenté nos richeffes végétales : Walter-Raleig,
qui a tranfporté de l'Amérique en Europe la pomme
de terre, & qui auroit mérité une couronne civique
, eft mort fur un échafaud.
Il faut néanmoins rendre juftice aux favans de
nos jours : ils ont trouvé le moyen de perpétuer,
autant qu'il eft en eux, la mémoire de tous ceux
q u i, par leurs voyages, leurs travaux, ont contribué
à étendre les limités de la fcience ; leurs
noms font attachés aux plantes nouvellement découvertes.
Heureux fi cet hommage n’eût pasété-
trop fouvent flétri par l’adulation, en le rendant
à des êtres plus connus par leurs dignités ou leur
naiffance, que par leurs travaux utiles ! On l’a
même vu prodigué à des courtifanes titrées,,
comme fi les richeffes ou le rang pouvoient cou-»
vrir la proftitution d’ un voile honorable^ tandis
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