Je portai la main fu r ma tête , je touchai mon fron t è r
mes yeu x , je parcourus mon corps, ma main me parût être
alors le principal organe de mon exiftence ; ce que je fen -
tois dans cette partie étoit f i difiin£Ur f i complet, la jo u if
fance m’en paroijfoit f i parfaite en comparaifon du plaifir
que mavoient caufé la lumière èr- les fions, que je m’a ttachai
tout entier à cette partie folide de mon être, & je
fen tis que mes idées prenoient de la profondeur é r de la
réalité.
Tout ce que je touchois fu r moi fembloit rendre à ma
main fentiment pour fentiment, è r chaque attouchement
produifoit dans mon ame une double idée.
Je ne fu s pas long-temps fans n i apercevoir que cette
faculté de fen tir étoit répandue dans toutes les parties de
mon être , je reconnus bien-tôt les limites de mon exiftence
qui m’avoit paru d ’abord immenfe en étendue.
J ’avois je té les yeu x fu r mon corps, je le jugeois d'un
volume énorme è r f i grand que tous les objets qui avoient
frappé mes yeu x , ne me paroiffoient, être en comparaifon que
des points lumineux.
Je n i examinai long-temps, je me regardois avec plaifir,
je fuivois ma main de l anl. è r j ’obfervois fies mouvemens ;
j ’eus fu r tout cela les idées, le, s plus étranges , je croy ois que
le mouvement de ma main n étoit qu’une efpèce dexftence
fu g itive, m e fuccej/ion de chofes femb.lables, je l ’approchai
de mes. yeux-,, elle me parut- alors plus grande-que tout mon
corps, & elle fit, difparpître à ma vue un nombre infini,
dobjets.
Je commençai àfoupçonner qu’il y avait de l ’illufion dans
cette fenfation qui me venoit par lès yeu x ; j ’avois vu dif-
tindement que ma main n était qu’une petite partie de mon
corps, èr je ne pouvoir comprendre qu elle fu t augmentée au
point de me paraître dune grandeur démefurée, je réfolus
donc de ne me fier qu’au toucher qui ne m’avoit p a s encore
trompé, & d être en garde fu r toutes les autres façons de
fen tir è r d être.
Cette précaution me fu t utile, je m’étois remis en mouvement
è r je marchois la tête haute è r levée vers le ciel,
je me heurtai légèrement contre un palm ier; fa ifi d ’effroi,
je portai ma main fu r ce corps étranger, je le jugeai te l,
parce q u il ne me rendit pas fentiment pour fentiment ; je
me détournai avec une efpèce d horreur, è r je connus pour
la première fo is qu’il y avoit quelque chofe hors de moi.
Plus agité p a r cette nouvelle découverte que je ne l ’avois
été p ar toutes lès autres, j ’eus peine à me rafiitrer,
après avoir médité fu r cet événement je conclus que je devois
juger des objets extérieurs comme j ’avois jugé des parties
de mon corps, è r qu’il n’y avoit que le toucher qui pû t
m’affurer de leur exiftence.
Je cherchai donc à toucher tout ce que je voyois, je vou-
lois toucher le fo le il, j ’étendois les bras pour embrajfer gjhorizon,
i f je ne trouvois que le vuide des airs.
A chaque expérience que je tentais, je tombois de fu r-
prife en furprife, car tous les objets me paroiffoient être
également près de moi, & ce né fu t qu après une infinité
d épreuves que j ’appris à me fervir de mes yeu x pour guider