la frayeur & l’efpèce de crainte intérieure que l’obfcurité
de la nuit fait fentir à prefque tous les hommes, c ’eft fur
cela qu’eft fondée l’apparence des fpeclres & des figures
gigantefques & épouvantables que tant de gens difent
avoir vues : on leur répond communément que ces figures
étoient dans.leur imagination, cependant elles pouvoient
être réellemçnt dans leurs yeux, &il eft très-polfible qu’ils
aient en effet vû ce qu’ils difent avoir vu ; car il doit
arriver néceffairement toutes les fois qu’on ne pourra
juger d ’un objet que par l’angle qu’il forme dans l’oeil ,
que cet objet inconnu groffira & grandira à mefure qu’on
en fera plus voifin, & que s’il a paru d ’abord au fpeéta-
teur qui ne peut connoître ce qu’il voit, ni juger à quelle
diftance il le voit, que s’il a paru, d is -je , d ’abord de
la hauteur de quelques pieds lorfqu’il étoit à la diftance
de vingt ou trente pas, il doit paraître haut de plufieurs
toifes lorfqu’il n ’en fera plus éloigné que de.quelques
pieds, ce qui doit en effet l’étonner & l ’effrayer, jufqu’à
ce qu’enfin il vienne à toucher l’objet ou à le reçon-
noître, car dans l ’inftant même qu’il reconnoîtra ce que
c ’e ft, cet objet qui lui paroiffoit gigantefque, diminuera
tout-à-coup , & ne lui paroîtra plus avoir que fa grandeur
réelle; mais fi l’on fuit, ou qu’on n ’ofeapprocher, il eft
certain qu’on n ’aura d ’autre idée de cet objet que celle
de l’image qu’il formoit dans l ’oeil, & qu’on aura réellement
vû une figure gigantefque ou épouvantable par la
grandeur & par la forme. Le préjugé des fpeclres eft donc
fondé dans la Nature, & ces apparences ne dépendent
pas,
pas, comme le croient les Philofophes, uniquement de
l’imagination.
Lorfque nous ne pouvons prendre une idée de la diftance
par la comparailon de l’intervalle intermédiaire qui
eft entre nous & les objets, nous tâchons de reconnoître
la forme de ces objets pour juger de leur grandeur, mais
lorfque nous connoiffons cette forme & qu’en même
temps nous voyons plufieurs objets femblables & de cette
même forme, nous jugeons que ceux qui font les plus
éclairez font les plus voifins, & que ceux qui nous pa-
roifTent les plus obfcurs font les plus éloignez, & ce jugement
produit quelquefois des erreurs & des apparences
fingulières. Dans une file d ’objets difpofez fur une ligne
droite, comme le font, par exemple, les lanternes fur le
chemin de Verfailles en arrivant à Paris, de la proximité
ou de l ’éloignement defquelles nous ne pouvons juger
que par le plus ou le moins de lumière qu’elles envoient
à notre oeil , il arrive fouvent que l’on voit toutes
ces lanternes à droite au lieu de les voir à gauche où
elles font réellement , lorfqu’on les regarde de loin,
comme d ’un demi-quart de lieue. Ce changement de
fituation de gauche à droite eft une apparence trom-
p eufe, & qui eft produite par la caufe que nous venons
d ’indiquer; car comme le fpeélateur n’a aucun autre indice
de la diftance où il eft de ces lanternes que la
quantité de lumière qu’elles lui envoient, il juge que la
plus brillante de ces lumières eft la première & celle de
laquelle il eft le plus voifin : or s’il arrive que les premières
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