avec foin pour les reconnoître une autre fois , mais'comme
il avoit trop d ’objets à retenir à la fois, il en oublioit la
plus grande partie, & dans le commencement qu’il ap-
prenoit ( comme il difoit ) avoir & à connoître les objets,
il oublioit mille chofes pour une qu’il retenoit. II
étoit fort furpris que les chofes qu’il avoit le mieux aimées,
n ’étoient pas celles qui étoient le plus agréables à fes yeux,
il s’attendoit à trouver les plus belles les perfbnnes qu’il
aimoit le mieux. Il fe palfa plus de deux mois avant qu’il
pût reconnoître que les tableaux repréfentoient des corps
folides ; jufqu’alors il ne les avoit confidérez que comme
des plans différemment colorez, & des furfaces diverfi-
fiéespar la variété des couleurs, maislorfqu’il commença à
reconnoître que ces tableaux repréfentoient des corps folides,
il s’attendoit à trouver en effet des corps folides en
touchant la toile du tableau, & il fut extrêmement éto n n é,
lorfqu’en touchant les parties qui par la lumière & les
ombres lui paroiffoient rondes & inégales, il les trouva
plates & unies comme le refie; il demandoit quel étoit
donc le fens qui le trom p o it, fi c ’étoit la v u e , ou fi c ’é-
toit le toucher. On lui montra alors un petit portrait de
fon père , qui étoit dan?la boîte de la montre de fa m è re |
il dit qu’il connoiffoit bien que c’étoit la reffemblance
de fon p è re , mais il demandoit avec un grand étonnement
comment il étoit poffible qu’un vifàge auffi large
pût tenir dans un fi petit lieu , que cela lui paroiffoit auffi
impoffible que de faire tenir un boifTeau dans une pinte.
Dans les commencemens il ne pouvoit fupporter qu’une
très-petite lumière, & il voyoit tous les objets extrêmement
gro s, mais à mefure'qu’il voyoit des chofes plus
groffes en effet, il jugeoit les premières plus petites: il
croyoit qu’il n’y avoit rien au delà des limites de ce qu il
voyoit ; il favoit bien que la chambre dans laquelle il é to it,
ne faifoit qu’une partie de la maifon , cependant il ne pouvoit
concevoir comment la maifon pouvoit paraître plus
grande que fa chambre. Avant qu on lui eut fait I opera
tio n , il n’efpéroit pas un grand plaifir du nouveau fens
qu’on lui promettoit,& il n’étoit touché que de l’avantage
qu’il aurait de pouvoir apprendre à lire & à écrire;
il difoit, par exemple, qu’il ne pouvoit pas avoir plus de
plaifir à fe promener dans le jardin, lorfqu il auroit ce fens,
qu ’il en avoit, parce qu il s y promenoit librement & aife-
m e n t, & qu’il en connoiffoit tous les différens endroits ;
il avoit même très-bien remarqué que fon état de coecité
lui avoit donné un avantage fur les autres hommes,avantage
qu’il conferva long temps après avoir obtenu le fens de
la vûe , qui étoit d ’aller la nuit plus aifement & plus fùre-
ment que ceux qui voient. Mais lorfqu il eut commence
à fefervir de ce nouveau fen s, il étoit tranlporté de jo ie ,
il difoit que chaque nouvel objet étoit un délice nouveau ,
& que fon plaifir étoit fi grand qu’il ne pouvoit l’exprimer.
Un an après on le mena a Eplom ou la vue efl tres-
belle & très-étendue, il parut enchante de ce fpeétacle,
& il appelloit ce payfageune nouvelle façon de voir. O n
lui fit la même opération fur I autre oeil plus d un an apres
la première, & elle réuffit également; il vit d ’abord de ce
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