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la France a commencé à prouver que la fur-
veillance la plus exaéle éroit inutile quand ou
avoit à lurer contre un grand intérêt.
C’eft une leçon pour lès Efpagnols & pour
tous les autres Peuples qui travailleront à fon-
flraire aux autres des productions que la nature
peut faire croître ailleurs. Je ne connois
qu’une feule efpèce d’exçlufif qui brave toutes
les concurrences, clefi celle qui dépend du
climat & de la nature du fol. Par exemple,
aucune Nation ne peut imiter nos vins & nos
^ eaux-de-vie.
Ce que j ai à dire fur les importations des
Epiceries dans les Colonies franç.oiies, fera
divisé en trois articles. Le premier cqnôëndra
1 h'iftoricrue; le lëcond les progrès; & lé trOi-
fième là culture & quelques détails de végétation
& d’écohdrfiie.
A r t i c l e p r e m i e r .
Hifioire des importations.
U îe de ces hommes râres,, qui réfl échi fien t
fur les chofes véritablement -utiles', & qui
n abandonnent point un projet j.ifqu’à ce qu’il
fort exécuté, avoit réfolu de faire jouir la
France,, fa patrie, de la poffeflion des arbres
à Epicerie fine. Cet homme éroit M. Poivre,
digne de nos regrêts, digne-de 1 eflime des
gens éclairés, digne de la reconnoiflahce publique.
Un abrégé de fes. voyages, pris des norës
qui m’ont été communiquées par. Madame
poivre, fera cofinohre l’origine de fon plan & les
moyens employés pour le faire réuflir. ■
Ayant paffé quatre années en Chine , il
s’embarqua à Canton, en 1745, P0Ur revenir
en France II fut pris par les Anglois, qui
remmenèrent à Batavia. En cinq mois de fé—
» blement apporté du fru it, qui autoit fervi à multipliée
» fon efpèce , fi un autre Hoilandois , en ayant eu con-
» noiffance , Sc jaloux de ce que les François alloient avoir
'» ce iréfor pour Lequel ceux de fa nation ont foutenu tant
•'» de guerres , 8c fait tant de d'épenfes , ne l’avoic arraché
» pendant la nù:t 8c brûlé. Quelque diligence que j’aie
» pu faire , j e n ’ai jamais .pn favoir fi cet Hoilandois avoit
- 3» apporté cet arbre des Indes orientales ou s’il l ’a voit
» fait venir de femerice au Bréfil Quoi qu’ij en fo jt, je ne
» crois pas qu’il fu t impolfible de "gagner quelqu’un des
» gardiens des Ifles où le girofle & la mufeade naifient pour
‘» en avoir qne'ques pieds , les cultiver pendant quelque
» temps à Mafcareigne , ou dans les endroits où la Çom-
» pagnie a des érabliffemens & de« Comptoirs, en étu-
» dier la culture , Sc puis en. trahfporter l’efpèce dans nos
» I f le s , où il fercit ai'é de lui .trouver un teirein pro-
» p : e , foie par fa nature, foit par fon expofîtion au
.J» fp.'eil. »
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jour, il étudia la conduire des Hoilandois dans
ce chef-lieu de leurs étahlilïements; il connut
dans fa fouree le fiftême de leur grand commerce
, & remarqua que la riche ;fè de leur
compagnie éroir principalement fondée fur la
propriété exclufive des Epiceries. Certe découverte
le porta à des recherches fur les ifles où
elles croiflenî, fur le gouvernement que les
Hoilandois y ont établi, fur les précautions
qu ils prennent pour qu’on ne leur enlève pas
ces précieux arbres , enfin fur la manière dont
ils les cultivent & dont ils en récoltent les
productions.
Jufqu’ici la curiofité d'un homme qui cherché
à s’inftruire pouvoir être farisfaire ; mais
le voeu du coeur- de M. Poivre n’étoit pas
rempli II vouloit aller plus loin , & il y alla,
en effet. Il fut qu’Amboine Si Banda n’éroient
pas les feules ifles qui-produiioient le girofle
& la mufeade; que plulîeurs des autres ifles qui
: en porrojent étoient défer tes; que dans quelques
unes de celles qui étoient peuplées1 il n’y
avoit pas de Hoilandois ; qu’ il■ éroit facile d’y
aborder & d’y prendre des plants;
Il fortit de Batavia avec mures ces con -
noiiïancts, & arriva à l’ifle de F rsnce tn
1746. La Compagnie françoife des Indes en y
formandun établifTcmenr n’avoit eu en vue que de
procurer une bonne relâche à fes vaiffeaux qui
alloient dans l’ Inde. Elle avoit en conséquence
exigée de fes nouveaux Coîcfns qu’ils s’ap.plicju3f-
fent uniquement à élever des béfliaux &. à cultiver
des grains. M. Poivre la parcourut en ob-
fervatèur ; il y examina les productions fponta—
nées, & trouva plufieurs de celles q u i, fuivant
ce qu’il avoit appris à 'Batavia, croüfenr dans
les Moluc ;ues. Il y ' vit . beaucoup de plantes
aromatiques , Sc -parmi cl 1 es le Raven-%rà tranf-
porté de Madagafcar, plein de parfum & d’a-
romât, quoique négligé & fans culture. Il en
conclut qu’il ne manquoit à cette ifle que les
épiceries fines; conclnfioo qu’on ponrroif regarder
par plufieurs raifons comme précipitée ;
i.° le rapport'des Hoilandois de Batavia pou-*
voit être inéxaét ; 2.0 il y a des plant; s qui vivent
fous diverfes. latitudes, tandis que d autres
ne peuvent vivre que fous certaines•. latitudes.
On fait que les Molucques font voifinesde là ligne.
& rifle de France par 20 dégrés ; 3:0 les
plantes aromatiques , dans les latitudes": où
elles viennent, ont d’autant moins de parfum
que la latitude, eft moins chaude. Çes obfer —
valions que M. Poivre éroit bien en état de
faire, ne dévoient pas mettre obftacle à fes
defleins; car malgré toute leur force fon plan
n’en étoit pas moins bien conçu & pas moins
utile. La proximité où 1 Me de France eft deS
Molucques reudoit plus facile la tranljplantatiosa
des Epiceries. Il lui paroiffoît fuffifant d’employer
à leur culture au plus la 20e partie du
terrain & un petit nombre d’hommes. Le refie,
pouvoir être confacré aux objets indiqués par
la Compagnie des Indes : par ce moyen 1 Ifle
ne ceffoit pas d’être une Colonie nourricière^
Le projet de M. Poivre fut communiqué d’abord
à M. David, Gouverneur de l'Ifle de
France qui l’approuva. Il vint enfuite à Paris
en faire part à la compagnie des Indes, celle-
ci le pria de fe charger de l’exécution. Il
fit quelques difficultés ; -mais au nom de la
Patrie, qu’on prononça pour l’y engager, il
accepta & repafla à rifle de France, où il ,
arriva en mars 1749. De là il f it> pour des
objets de commerce, un voyage à la Cochin-
chine, d’où il revint à l’ îfle de France en
avril 17ÇQ. Ce fut alors qu’il s’occupa très-fé-
rieufemenc de procurer à la France les Epiceries.
fines.
Il avoit d’abord penfé qu’en fe rendant aux
Philippines il pourroit obtenir ce qu’il défiroit
par la voie de Mindanao, qui n’eft qu’à 60
lieues des Molucques. Il favoit que malgré les
Hoilandois les Molucquois commercent avec les
Ifles Efpagnoles. Le Gouverneur de l’Ifle de
France_ne put lui fournir un vaiffeau pour les
Philippines..
Il jugea qu’il n’avoit d’autre parti à prendre
que de paffer à la Chine ,& de là à Manille
fur un . vaiffeau de Macao ou fur un vaiffeau
Efpagnol, En fuivant cette idée il arriva
à Manille le 25 mai 1751 : il y trouva
fon fecret éventé. Un Gouverneur de l’Inde
qui en étoit inftruir, avoir cherché à le prévenir
, en promettant 2000 piafires, à qui remet-
troit à Manille 25 plants de mufeadiers & au'
tant de girofliers entre les mains de M. Cavallo,
Soubrecargue d’un vaiffeau expédié de Pondichéry.
M. Poivre retira la lettre qui contenoit
cette promefle, au moment où elle alloit être
remife ù: un Hoilandois, capitaine d'un vaiffeau
de Batavia.
A Paris le fecret n’avoit, pas été mieux gardé
qu’à Pondichéry. Il avoit été divulgué par
des perfonnes q u i, par leurs places fembloient
le plus obligées à le cotîferver.
M. Poivre avoit fait beaucoup de recherches
qui n’avoient . préfenxé que des obfiacles , lorf-
q.ue dans la rivière de Manille il arriva quelques
petites embarcations de Z thon, Mindanao
& Borueo. Un marchand Chinois, qui étoit
fur l’une d’elles., avoit 300 noix mufeades bien
fraiches. M. Poivre les acheta & les planta furie
champ : plufieurs germerent & fortîrent de
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terre. Le 12 Février il fe trouva en poffeflion de
32. plants de mufeadiers beaux St vigoureux.
. La conquête des girofliers n’étoit pas aufli
facile. En fuppofànt que les Molucquois appor-
tâffent aux ifles Efpagnoles des doux de girofle,
c’éioit n’apporter que les boutons des fleurs,
aulieu que les noix mufeades font les véritables
fruits, capables de reproduire. Il n’ÿ avoit donc
d’autre moyen que de fe tranfporter dans les '
Molucques pour y prendre des plants ou des
fruits de girofliers à maturité. Le prétexte d’un
armement fait par les Efpagnols contre les ha-
bitans de l’ifle d’Y o lo , arrêtoit à Manille toutes
les embarcations des Molucques : il n’étoit pas
p.offible d’en profiter.
Le Gouverneur de Manille, auquel M. Poivre
confia fon fecret ' lui permit d’y paffer
l’hiver, & de demander à l’ifle de France un
bâtiment, à condition qu’ il viendroit fous pavillon
Afiarique, précaution qu’il croyoit né-
ceflàire pour ménager les Hoilandois, capables
de nuire à la Colonie des Philippines, s’ils,
avoient fu qu’il eut favorifé un defîein contraire
à leurs intérêts;
M. Poivre écrivit par deux occafions au
-Gouverneur de l’ifle de France ; il lui envoya
quelques noix mufeades, propres à être mifes
en terre, & un mémoire fur la manière de
former un jardin & de le difpofer pour la
culture dès Epiceries; Il informa aufli la Compagnie
des : Indes de fes démarches, & lui fit
.paffer des montres de mufeades qu’il avoir ac-
quifes. MM. de Buffon & de Juflieu, auxquels.
M. de Machaut les rerçit, Ies recotlnûrent pour*
de vraies mufeades, ' femblables à celles du
commerce.
La direction de la Compagnie des Indes ne
répondit pas.
M. Poivre, qui mettoit le tems à profit en
attendant des nouvelles de l ’Ifle de France,
fit encore, des recherches fur les Molucques.
11 -apprit la langue Malaife, pour être en étas
de traiter direélement avec les Molucquois ; il
dreffa une carte du pays plus exaéïe que celles
des Hoilandois y il fe procura deux bateaux
efpagnols qu’il arma fous le prétexte de les
envoyer en conrfe contre les iufnlaires d’Yolo. Son
but étoit de les envoyer à la recherche des plants
d’Epiceries, pour les avoir tout prêt, à l’arrivée
d é jà fregate qu’il attendoit de l’ifle- de France.
11 comptoir même s’embarquer fur un de ces bateaux.
Mais le Gouverneur général pour les
Efpagnols, s’y opp.ofa, dans la crainte que les
Hoilandois n’en prifient de l’ombrage. Les ba-
k teaux partirent fans lui de Manille le premier
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