M. Duroch attira mon attention sur des taches noires situe'es sur
la partie même du rivage la plus rapprochée, partie qui nous
avait été jusqu ’alors masquée par une longue chaîne de glaces
très-serrées qui régnait entre elle et nous. Après quelques instants
d’examen, je ne pus conserver aucun doute : c’étaient vrai-
mentdes roches, effleurissantcàla surface de la neige, quifrappaient
mes regards ; et sur ce point la glace avait laissé le sol à. nu dans
une certaine étendue. Un moment j ’hésitai à envoyer des canots
aussi loin des navires (près de six milles de distance) ; car je savais
combien les vents sont peu stables en ces parages et combien
les, brumes sont épaisses et fréquentes. C’était une idée affreuse
pour moi d’étre exposé à livrer à une perte inévitable, à une mort
h o r r ib le , les équipages des deux embarcations, si des venls du
large venaient meiorcer à ra’éloigner subitement de cette côte dangereuse.
Toutefois, plaçant ma confiance en ma destinée, dans
l’aspect séduisant du c ie l, et craignant de ne plus retrouver une
aussi belle occasion, j ’expédiai un canot de chaque corvette vers
ce point intéressant de la côte.
AIM. D u ro ch, Dumontier et Le Breton s’embarquèrent dans
ma baleinière, et ALVI. Dubouzet et Leguillou dans la pirogue du
capitaine Jacquinot. Le ci(d nous fut favorable. Les matelots, qui
partageaient eux-mémes l’ardeur et l’enthonsiasme de leurs oiii-
eier s, ramèrent avec une vigueur incroyable; e t , dès onze
heures de la n u it, les deux canotSjTentraient à bord, après avoir
accompli leur rude et longue corvée. Les deux embarcations
étaient chargées de cailloux arrachés à la roche vive : c’étaient des
granités de teintes variées, plus ou moins battus par la lame. Ils
rapportaient aussi quelques pingouins , qui me parurent d’une
espèce différente de celles que nous avions observées dans notre
première course aux glaces. Enfin M. Dunioutier me remit quelques
fragments d’une grandefucacée, jetée par la lame sur ia roche.
Du reste, on n’avait observé aucune trace vivante d’être
organisé, soit dans le règne an im al, soit même dans le règne
végétal.
A l’aspect de ces roches, personne à bord ne conserva le moindre
doute sur la nature de la haute et puissante barrière qui
fei niait la route de nos navires. Alors j ’annonçai aux officiers rassemblés
en présence de l’équipage que cette terre porterait désormais
le nom de terre Adélie. Cette désignation est destinée a perpétuer
le souvenir de ma profonde reconnaissance pour la
compagne dévouée qui a su par trois fois consentir à une séparation
longue et douloureuse, pour me permettre d’accomplir mes
projets d’explorations lointaines. Ces pensées seules m’avaient
poussé dans la carrière maritime depuis ma plus tendre enfance.
De ma p a rt, ce n’est donc qu’un acte de ju stic e , une sorte de devoir
que j’accomplis , auquel chacun ne pourra s’empêcher de
donner son approbation.
Dans la nuit et la journée suivante (22 janvier), je continuai
de suivre la terre à deux lieues de distance avec une petite
brise d’est. Le ciel était toujours beau, mais il faisait très-froid.
Dans la nuit, le mercure était descendu de 5“,5 au-dessous de
zéro , et en plein midi l’eau qui tombait sur le pont s’y congelait
sur-le-champ à l’ombre.
Le 23 , je voulus continuer de prolonger la terre, qui s’étendait
indéfînimeiitvers l’ouest; mais, dès quatrebeures du matin,
les glaces se resserrèrent e t , quand nous en frîmes assez près,
nous reconnûmes qu’elles étaient soudées par une banqu’ise qui
semblait s’étendre de la terre vers le nord. En conséquence, je
serrai le vent tribord, pour essayer de doubler cette barrière
inattendue par l’est ; mais au bout de chaque bordée elle se remontrait
bien tranchée, et paraissait nous envelopper des ses
longs replis.
Alors je n’eus plus d’autre ressource que de louvoyer entre la
terre et la banquise, pour me relever du triste cul-de-sac où je me
trouvais enfoncé. Vingt-quatre heures après , au bout de deux
longues bordées , je virai encore sur le bord de la banquise, qui
semblait toujours courir au N. E. , aussi loin que la vue pouvait
s’étendre. Ju squ e-là , pourtant, ce n’était encore qu’une affaire
de pafience et de vigilance ; car après tout, dans des circonstances
ordinaires, nous pouvions toujours espérer de sortir par le chemin
où nous étions venus. Alais le temps , si constamment beau
depuis quatre jours , changea subitement : le ciel se chargea de
toutes parts, le vent fraîchit rapidement à l E. S. E. , et dès midi
il soufflait en coups de vent furieux, accompagnés de rafales violentes.
Ces rafales étaient chargées d’une neige épaisse qui se
glaçait en tombant sur le pont et les agrès, et bornait le plus