se substituer à l’acquéreur, à la condition d’exécuter certaines
formalités et de payer la somme consentie par
l’acheteur comme prix de la propriété. Il est permis de
supposer qu’en introduisant dans la loi musulmane le
droit de Cheffâa, on n’a pas eu seulement pour but de
faciliter l’extension des domaines agricoles, mais encore
et surtout de rendre très difficile, sinon impossible, l’acquisition
des terres par les étrangers.
Il est vrai que la loi elle-même fournit les moyens de
rendre vain le droit de Cheffâa qu’elle consacre. Ils sont
au nombre de deux principaux : ou bien le vendeur a
soin de faire figurer dans l’acte, à côté du prix d’achat
réel, l’indication d’une somme ou poignée de monnaie
indéterminée (Kemtcha Medjhoula), dont l’acquéreur lui-
même ne connaît pas exactement la valeur et que par conséquent
le voisin réclamant le, droit de Cheffâa est incapable
de payer, ne la connaissant pas ; ou bien le vendeur
se réserve, par l’acte de vente, tout autour de la propriété
vendue et autour des enclaves qu’elle peut contenir, une
bande étroite de terrain, de manière à devenir le seul voisin
de l’acquéreur. Peu importe, d’ailleurs, la largeur de
cette bande : qu’elle ait un mètre ou une lieue, elle a les
mêmes effets; elle permet au vendeur de se substituer à
tous les voisins et, par conséquent, de rendre impraticable
le droit de Cheffâa.
Khérédine, très versé dans la loi musulmane dont il
avait publié un commentaire, usa de ce dernier moyen
pour mettre la Société marseillaise à l’abri de la Cheffâa.
Néanmoins, un Maltais, sujet anglais, prétendit, en invoquant
ce droit, empêcher les propriétaires français d’entrer
en possession de l’Enfida, et ce n’est qu’après des
péripéties de toutes sortes, dont il serait trop long de parler
ici, que la Société Marseillaise put entrer en jouissance
de son domaine *. On peut dire que la prise de possession
de la Tunisie par la France date du jour où la Société Marseillaise
signa avec Khérédine l’acte d’achat de l’Enfida.
4. Voyez pour l'histoire de la vente de l'Enfida : Gaston Loth, L’Enfida
et Sidi-Tabet,
Ce domaine est situé sur le bord du golfe de Hamma-
met, qu’il longe sur une longueur d’environ vingt kilomètres;
il s’étend du nord au sud, depuis lé voisinage de
Zaghouan jusqu’à une petite distance de Kairouan. Son
centre principal, Dar-el-Bey (aujourd’hui Enfidaville),
n’est qu’à deux kilomètres du bord de la mer, à sqixante-
dix kilomètres, en ligne droite de Tunis et à une quarantaine
de kilomètres de Sousse, sur la route de Tunis à
Sousse d’une part et à Kairouan de l’autre.
La surface totale du domaine avait été évaluée d’abord
à 100 ou 120.000 hectares. L’enquête exécutée en vue de
l’immatriculation a établi que la superficie totale ne
dépasse pas 96.000 hectares. C’est encore le plus grand
domaine qui existe dans notre Afrique dü nord. D’après
M. Loth 1 « dans l’immense plaine de jujubiers et dé len-
tisques il y avait environ 30.000 hectares de terres labourables.
On pouvait estimer à 40.000 hectares environ les
régions couvertes de broussailles, mais qui, défrichées,
étaient bonnes pour la culture. Les 28.000 hectares restants
étaient constitués par des terrains en montagnes ou
par les parties basses voisines du littoral, trop salées pour
qu’il fût possible d’y faire passer la charrue. En raison des
conditions clirhatériques et de la nature du sol, l’ensemble
de ce gigantesque domaine paraissait donc convenir aux
entreprises agricoles les plus diverses. Le blé et l’orge,
l’avoine; les fèves et les pois chiches pouvaient y donner
de belles récoltes. De grandes surfaces étaient propices à
la éulture de l’olivier, de l’amandier et de bien d’autres
arbres fruitiers. Les fourrés de la montagne constituaient
un excellent terrain de parcours pour les bovins; sur les
pentes couvertes d’une herbe courte, mais drue, dans les
« prés sàlés » bordant le littoral, on pouvait faire l’élevage
du moüton. Considérées datts leur ensemble, ces conditions
étaient suffisantes pour permettre de tenter une exploitation
méthodique ».
Malheureusement; les populations étaient rares : « un
1. Loc. cit., p. 105.
J.-L. D e L a n e s sa n . — La Tunisie. S