Ce qui, en somme, manquait à ce peuple, c’était un
gouvernement digne de ce nom, c’est-à-dire capable de
développer les qualités intellectuelles et physiques de la
population en même temps que de doter le pays de l’organisation
administrative et de l’outillage économique sans
lesquels aucune nation ne peut progresser. C’est cette
double tâche que la France assuma le jour où elle imposa
,son protectorat au gouvernement et au peuple de la Tunisie.
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Mais, en dehors de la masse et au-dessus d’elle, il s’est
formé dans la Régence, depuis une dizaine d’années, un
petit groupe de personnalités tunisiennes assez instruites
pour en imposer, assez remuantes pour attirer l’attention
et dont le verbe était assez haut pour qu’on l’entendît
jusqu aux alentours du Palais-Bourbon. C’est par les membres
de ce petit aréopage que l’opinion sur la Tunisie a
été faite, pendant longtemps, dans nos milieux parlementaires
et gouvernementaux. On les désigna- chez nous, et
il semble bien qu’ils aient plu à se désigner eux-mêmes
sous le titre de « Jeunes-Tunisiens » par analogie avec les
« Jeunes-Turcs » pour lesquels ils affichaient une grande
admiration.
Issus de familles bourgeoises tunisiennes, ayant reçu,
soit à Tunis, soit en France même, une éducation française,
ils se sentaient supérieurs, à la fois, aux « Vieux-
Tunisiens.» dont je parlerai dans un instant, et à la masse
du peuple. Intellectuellement, cette supériorité n’est pas
douteuse. Elle a eu pour résultat de faire naître chez ceux
qui la possèdent, des ambitions dont il est impossible de
contester la légitimité, mais qui ne surent pas toujours
se modérer et qui, surtout, méconnurent les nécessités du
Protectorat. Ils n’aspiraient à rien moins qu’à prendre la
place des Français dans le gouvernement et l’administration
de leur pays et ne se montraient pas plus respectueux
de l’autorité du bey que de celle du résident général. Peu
sympathiques aux ce Vieux-Tunisiens » et à peu près
dépourvus d’autorité sur le peuple, ils ne pouvaient faire
valoir leurs prétentions qu’en faisant de l’opposition à
tous les pouvoirs constitués. N’avaient-ils pas appris, dans
la fréquentation de nos politiciens, que c’est, en France,
même, par l’opposition que l’on arrive? Ils faisaient donc
de l’opposition et ils en faisaient même aux colons français
qui, pour ce motif et quelques autres encore, leur sont, en
général, défavorables. Au moment de l’avènement au pouvoir
des Jeupes-Turcs, quelques-uns d’entre eux allèrent
plus loin encore, « A la suite des événements de Constantinople,
dit M. Alapetite (Discours du 26 janvier 1912),
ils se sont dit que l’établissement de la France à Tunis
les avait sans doute privés d’une occasion qui n’aurait pas
manqué de naître pour eux d’exercer le pouvoir dans leur
pays, » et c’est pour cela sans doute qu’ils firent de l’opposition
au bey ; mais si la Frapce n’avait pas le protectorat
de la Tunisie, ils n’existeraient même pas, car c’est à elle
qu’ils doivent leur formation intellectuelle. Quand éclata la
guerre entre l’Italie et la Turquie à propos de la Tripoli-
taine, quelqües-uns « donnèrent à penser, dit M. Alapetite, .
soit par leurs écrits, soit par leurs discours, que c’était à
toute la population des Roumis qu’ils en voulaient ». Ils
allèrent jusqu’à former des complots et mirent le gouvernement
du Protectorat, d’accord avec celui du Bey, dans
la nécessité de prononcer quelques expulsions. Cette mesure
suffit, du reste, pour faire rentrer dans l’ordre ceux qui
avaient tenté de le tFoubler. Elle fut d’autant plus efficace
que les expulsés ne trouvèrent pas en France les appuis
sur lesquels ils avaient cru pouvoir compter ; leurs excès
avaient ouvert les yeux de nos politiciens. Ils avaient aussi
justifié la défiance qui leur était manifestée depuis longtemps
par les colons français et éclairé les bureaux du Ministère
des affaires étrangères. Depuis cette époque on y a mieux
compris la nécessité de tenir la balance égale entre les
intérêts des colons et ceux des indigènes. La tâche politique
et administrative du résident général et de ses services
ne pourra qu’en être beaucoup facilitée.
La formation du groupement « Jeune-Tunisien » et le
développement de ses ambitions furent beaucoup facilités
par l’attitude beaucoup trop réservée que prit la