avons provoqué un très vif mécontentement parmi les
indigènes par les tentatives faites en vue de leur naturalisation
française, car celle-ci aurait entraîné la violation
d une foule de coutumes issues de la religion islamique. On
doit féliciter les autorités françaises de la Tunisie de
n’avoir pas imité à cet égard celles de l’Algérie.
On n a pas été aussi respectueux en Tunisie des traditions
relatives a la propriété que des croyances religieuses,
et il en est résulté plus d’une conséquence fâcheuse. Je ne
veux rappeler qu’un fait parce qu’il a fait beaucoup de
bruit en Tunisie et en France et fut le point de départ de
critiques plus ou moins violentes des administrations du
Protectorat. Je supprime simplement les noms pour laisser
au fait lui-même toute sa signification philosophique.
En 1731, un bey de Tunis accorde, par un acte de bienveillance
assez fréquent alors, à un marabout, le privilège
de prelever sur la population d’un territoire déterminé
certaine taxe dont le produit devaitêtre destiné à l’assistance
des pauvres. Personne, à cette époque, ne se mit
et n aurait pu se mettre en tête que le bey avait donné à
ce marabout jin droit de propriété quelconque soit sur le
territoire visé dans lacté, soit sur les populations de ce
territoire. Et les choses allèrent ainsi tant que dura la
souveraineté des beys. En 1887, c’est-à-dire après que nos
idées romaines et françaises sur la propriété eurent été
introduites en Tunisie, les descendants plus ou moins
authentiques du marabout de 1731 s’avisent qu’ils ont entre
les mains une bonne affaire à exploiter. Ils cèdent leurs
droits à des tiers qui les repassent à d’autres, jusqu’à ce
qu’ils arrivent entre les mains d’un Européen assez habile
pour les faire valoir... à la française. A partir de ce moment,
le territoire sur lequel n’avait été concédé par le bey que
le privilège d’une perception fiscale en faveur des pauvres
devient,, dans notre langue et aux yeux de nos administrateurs,
une propriété de telle nature que l’Européen entré en
sa possession dresse l’état détaillé de ce que lui doivent les
gens, les récoltes et les arbres et emprunte sur ces revenus
plus de sept cent mille francs. Un territoire dont avant
1887, le prix était évalué à 1.800 francs, était maintenant
représenté comme produisant plus de 200.000 francs
de revenus constitués par les taxes dont les populations
étaient frappées. D’où était venu le droit de frapper ces
taxes?Tout simplementde ce que l’on avait considéré l’acte
de 1731 eomme ayant concédé la propriété du sol et des
populations à un marabout. Or, en 1731, ni le donateur
ni le bénéficiaire n’avaient la moindre idée de la propriété,
telle que nous l’entendons. Après avoir rappelé ce
fait dans. le Siècle du 1er février 1912, j’ajoutais : « Il est
bon que ces choses-là aient été portées à la tribune de la
Chambre, non par un opposant en quête de scandale,‘mais
par l’un des administrateurs les plus expérimentés et les
plus honnêtes de notre pays. Il en résultera peut-être
quelques réflexions utiles dans l’esprit de nos gouvernants
». La Tunisie, de son côté, devra profiter de telles
leçons pour éviter de substituer dans ses actes les idées
romaines et françaises de propriété à celles qui sont traditionnelles
parmi les populations.
Une autre question grave doit attirer l’attention des
administrateurs et des colons de la Tunisie : je veux parler
des terres à attribuer à la colonisation. Je ne puis que
répéter ici ce que je disais à cet égard au moment où la
question fut discutée à la tribune de la chambre1. « Les
colons français de Tunisie aspirent légitimement à l’extension
d’une colonisation dont ils ont le droit d’être très
fiers, parce qu’elle leur a coûté beaucoup d’efforts pécuniaires
et intellectuels. On ne saurait les blâmer de vouloir
étendre le réseau de leurs cultures et de leurs industries
sur le sol tunisien ; mais on doit leur recommander
la méditation de cette observation du résident général : « Les
« indigènes tiennent à la terre, même quand elle les ruine. »
Les Tunisiens ressemblent par ce trait de caractère aux
paysans français. L’administration tunisienne commettrait
la plus grande des fautes si elle ne tenait pas compte de
ce fait; si pour donner satisfaction aux désirs légitimes
1. Voir le Siècle, 31 janvier 1912.