
ceux qui y en avoient mis beaucoup. Je
tombe encore d’accord que bien des gens
perdent fouvent en tout cela. Mais il y a
. à faire quelque diflindion à l’égard de ces
exemples.
Dans les jeux qui dépendent purement
du hafard , comme dans celui des dez &
dans les loteries (fuppofé qu’on n’y trompe
point) , on n’a jamais vu .perfonne qui
ait été conftamment heureux , ou même
long-temps. Il n’y a perfonne qui ait tiré
les gros lots ou des lots confidérables de
plulieurs loteries de fuite, & l’on connoît
des gens qui , ayant gagné en quelques
loteries, & s’imaginant ridiculement que
leur bonheur continueroit, ont beaucoup
perdu en d’autres, bien loin d’augmenter
leur capital comme ils l’efpéroient. Il faut
nécelfairement que les gros lots viennent
à quelqu’un , mais ce quelqu’un-
là s’imagineroit mal-à-propos , à caufe de
cela , d'être heureux , c’eft-à-dire d’avoir
je ne fais quoi d’attaché à fa perfonne qui
lui en fera avoir d’autres. 11 faut nécef-
fairement qu’il y ait beaucoup plus de
gens qui perdent qu’il n’y en a qui gagnent;
& l’on conclut fans raifon que l’on ell
malheureux , parce qu’on a été plulieurs •
fois du plus grand nombre. Cependant-
ceux qui ont gagné ëh font li fadsfaits,
& ceux qui ont perdu en font li fâchés,
qu’ils ne celfent de parler de leur bonheur
ou de leur malheur, fans favoir ce qu’ils
veulent dire.
Il n’en ell pas tout-à-fait de même des
jeux dans lefquels il y a quelqu’adreffe
mêlée. Suppofé que des joueurs entendent
aulîi bien le jeu les uns que les autres,
& y apportent une égale attention , fans
qu’il le commette de fourberie, il arrivera,
je l’avoue, que quelques-uns perdront
quelquefois, pendant que les autres gagneront;
mais süls jouent fouvent enfemble,
ils partageront le gain & la perte. On ne
pourra pas nommer les uns heureux & les
autres malheureux, parce que dans la variété
infinie des chances du jeu, ils auront
beau jeu tour-à-teur, pourvu qu’ils
continuent de jouer pendant quelque
temps. Il peut arriver par la combinaison
fortuite des cartes que les uns gagneront
une heure, un jour, une femaine ; mais
les autres auront infailliblement leur tour,
quoique fans règle & fans ordre.
Une preuve de cela, c’ell qu’il ell très-
fouvent arrivé que des joueurs que l ’on
avoit ellimés les plus heureux joueurs du
monde , parce qu’ils avoient gagné pendant
quelque temps, font venus à perdre
tout d’un coup de très-grandes fommes ,
et font enfin morts dans la pauvreté. D’où
vient que le bonheur a paru attaché à eux
pendant les premières années de leur v ie,
& que lemattenrlesaperfécutés fur la fin de
leurs jours ? Il n’y. en a point de raifons ,
linon qu’encore qu’il nefoit pas impoflîble
que le hafard favorife quelqu’un qui s’y exr
pofe très-fouvent pendant toute fa v ie , à
caufe des variétés infinies, qui s’y trouvent ,
& de la multitude prodigieufe de gens qui
s’y livrent à tous moroens, il ell pourtant
très-rare que cela arrive pendant longtemps
: il peut fe faire,afafolpment parlant,
qu’un homme qui joue aux dez amène
douze fois de fuite les trois l ix , cela ell
.peut-être arrivé plus d’une fois depuis
qu’on a inventé ce jeu , et a fait ta fortune
a plus d’un joueur; mais il faut avouer
que Pela ell extrêmement rare , & qu’il
n’y a jamais eu perfonne qui ait pu fe promettre
rien de femblable. Ainfi , e’elt fe
moquer que de dire que le bonheur ou le
malheur ell attaché à quelqu’un, lorfqüe
parmi les combinaifons infinies de ce qui
dépend du hafard , comme des cartes &
des dez , il arrive qu’il gagne pendant
quelque t ems.
Cependant on objecte que l’on connoît
bien des gens qui gagnent ordinairement
aux cartes, & à qui il n’arrive pendant
longues années aucune perte confi-
dérable, d’où l ’on conclut que le bonhtur
leur.en veut; comme il y en a d’autres
qui font prefque toujours malheureux, lans
qu’aucun bonheur leur arrive. Je ne redirai
pas ce que je viens de remarquer., mais je
prie le 1 fleur de s’en reflouvenir. Je dirai
feulement qu’il s’agit d’un jeu où le hafard
a beaucoup de part, mais où l’adrelfe n en
a pas moins ; car je ne parle pas ici de ces
fortes de jeux de cartes qui dépendent du
pur hafard. Il ell certain , par exemple ,
que fi l’on joue mal à 1,ombre ou au piquet,
on perd pour peu que l’on joue long- ,
temps avec de bons joueurs , quoiqu’il
puilfe arriver que l’on gagne quelquefois,
malgré les fautes que l’on commet. A;nfi,
je foutiens que pour gagner le plus fouvent
, ou pour être heureux, il faut favoir
bien jouer, fans quoi il n’y a point de
bonheur qui dure.
Un joueur heureux dans l’idée qu’on
ajoute vulgairement à ce mot, doit être
un joueur a qui il entre beau jeu, et qui
gagne fans, adrelfe ; car là où il y a de
Fadresse , on ne peut plus parler de bonheur.
On doit donc bien fe garder de
confondre un bon joueur avec un joueur
heureux ; le premier -l’étant par fon adrelfe,
& l’autre par hafard. Cependant il ell
certain que les joueurs heureux, comme
on les appelle, font généralement bons
joueurs. Mais on parle peu de leur adrelfe.
pendant que l’on vante leur bonheur q
il arrive fouvent que l’on confond l’un
avec l’autre. En voici les raifons. C’ell
premièrement qu un bon joueur ne perd
point par des fautes qu’il falfe; au lieu
qu’un mauvais joueur en commet qui le
font paroître plus malheureux que les
autres, en le faifant fouvent perdre. Secondement
, un bon joueur ne hafarde que
le moins qu’il peut. Quand il a trop
mauvais jeu , ou qu’il y a de certaines
êirconltances qui lui font juger qu il ne
•vaudra rien, il palfe. Il y va au contraire
lorfqu’il a en main de quoi y aller , ou
qu’il juge qu’il lui entrera quelque chofe.
Ceux qui; ont beaucoup d’expérience de
cette efpece de jeu favent qu’il y a une
adrelfe infinie ; et ceux qui ne l’entendent
pas bien, ne peuvent fouvent comprendre
la raifon de la conduite des bons joueurs ;
c’ell ce qui fait qu’il femble qu’ils font
heureux, quoiqu’ils aient plus d’adrelfe que
de bonheur. Le gain eft clair fur-tout lorfqu’il
ell fréquent ; & l ’adrelfe ri’èfl pas
connue de tout le monde, de forte qu’on
ne s’en apperçoit pas fi facilement.
Comme on parle plus de ce qu’on fait
que de ce qu’on ne fait pas , on ne s’entretient
prelque que de leur bonheur. Ainfi,
l’on appelle très-fouvent heureux joueurs
des gens qui doivent leur gain principalement
à leur adrelfe. C’ell le contraire
de ceux qui jouent mal, St dont les fautes
ne font quelquefois pas fi grollières, que
tout le monde puilfe les connoître. On
les nomme ënfuite malheureux , au lieu
de les .nommer mauvais joueurs ; & ils
contribuent autant qu’ils peuvent à entretenir
les autres dans cette opinion. Ils ne
veulent pas palier pour des joueurs maladroits
, parce qu’il y a quelque honte à
fe mêler d’une chofe qu’on ne fait pas bien,
contre des gens qui l’entendent mieux ,
& à fe lailfer ainfi gagner fon argent. Pour
s’excufer ils rejettent avec foin ieurs fautes
fur leur malheur, comme s’ils n’avoient
rien oublié de ce qu’on doit faire pour
gagner ; & pour diminuer le plaifir des
autres , & quelquefois même l’honneur
chimérique qu’ils fe font de gagner , ils
attribuent leur gain à leur bonheur.
Voilà ce qu’on peut dire du bonheur
du jeu, & qui e ll, ce me femble, convainquant.
pour ceux qui y feront quelque
attention. Ainfi , le bonheur à cet égard
n’efl pas moins le nom d’une idée contradictoire
, qu’à l’égard des autres choses.
Il en faut dire de même du mot de fortune,
quoiqu’on s’en ferre plus fréquemment en
d’autres occafions , et comme l’obferve
l ’ingénieux Lafontaine dans l’une de fes
fables :
Il n’arrive rien dans le monde
Qu’il ne faille qu’elle en réponde ;