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le fluide auquel il avoit dû ses couleurs en même
temps que son existence jj, parvenoit enfin au terme
de ses souffrances longuement prolongées. Des mou-
vemens convulsifs marquoient seuls, avec les dégradations
des teintes , l’approche de la fin des tourmens
du rouget. Aucun son, aucun cri plaintif, aucune
sorte d’accent touchant, n’annonçoient ni la vivacité
des douleurs, ni la mort qui alloit les faire cesser- Les
mulles sont muets comme lé% autres poissous ; et nous
aimons à croire pour l’honneur de 1 espèce humaine,
que ces Romains, malgré leur avidité pour de nouvelles
jouissances qui échappoient sans cessé à leurs sens
émoussés par l’excès des plaisirs , n auroient pu résister
à la plainte la plus foible de leur malheureuse victime:
mais ses tourmens n’en étoient pas moins réels ; ils n’en
étoient pas moins les précurseurs de la mort. Et cependant
le goût de ce spectacle cruel ajouta une telle
fureur pour la possession des mulles au désir irai-
sonnable , s’il eût été modéré , de voir ces animaux
animer par leurs mouvemens et embellir par leur
éclat les étangs et les viviers , que leur prix devint
bientôt excessif : on donnoit quelquefois de ces osseux
leur poids en argent \ Le Calliodore y objet d’une des
satires de Juvénal, dépensa quatre cents sesterces pour *
' Voyez le Discours sur la nature dès poissons.
* Des rougets ont pesé deux kilogrammes. Le kilogramme d’argent,vaut
à peu près 200 francs.
quatre de ces mulles. L’empereur Tibère vendit 4000
sesterces un rouget du poids de deux kilogrammes,
dont on lui avoit fait présent. Un ancien consul
nommé Célère en paya un 8000 sesterces ; et selon
Suétone, trois mulles furent vendus 3o,ooo sesterces.
Les Apicius épuisèrent les ressources de leur art pour
■ parvenir à trouver la meilleure manière d assaisonner
les mulles rougets ; et c’est au sujet de ces animaux
que Pline s’écrie : I On s’est plaint de voir des cuisiniers
» évalués à des sommes excessives. Maintenant c’est
» au prix des triomphes qu’on achète et les cuisiniers et
» les poissons qu’ils doivent préparer ». Et que ce luxe
absurde , ces plaisirs féroces , cette prodigalité folle y
ces abus sans reproduction , cette ostentation sans
goût, ces jouissances sans délicatesse , cette vile de—
bnuche , celte plate recherche, ces appétits de brute,
qui se sont engendrés mutuellement | qui n’existent
presque jamais l’un sans l’autre et que nous rappellent
les traits que nous venons de citer, ne nous
étonnent point. De Rome républicaine rl ne restoit que
le nom ; toute idée libérale avoit disparu ; la servitude
avoit brisé tous les ressorts de lame ; les sentimens
généreux s’étoient éteints ; la vertu , qui n’est que la
force de l’ame, m’existoit plus ; le goût, qui ne consiste
que dans la perception délicate de convenances que
la tyrannie abhorre, chaque jour se dépravoit ; les arts,
qui ne prospèrent que par l’élévation de la pensée ,.
la pureté du goût, la chaleur du sentiment,.cteignoient