tourne. Chaque tête révèle u n e expression particulière. Un effort de plus, qui
peut-être eût coûté la vie à l’artiste, un effort de plus, et le tableau était parfait!
« Les voilà donc, cependant, posées devant nous, ces filles d’Égypte, dont l'étrange
et fine beauté, d ’un e saveur à la fois rêveuse et sensuelle, devait irr ite r u n jo u r
les désirs du roi Salomon! Les voilà donc p o rtan t au cou leu r pectoral d’émaux et
de cornalines, leu r trip le collier d’or, entremêlé de rangées de corail rouge, de
chrysolithes: vertes, de bleus saphirs e t de points d’a rgent; avec leurs seins petits
et parfumés, de formes exquises, à pointes relevées; avec leurs yeux de colombe,
aux regards avivés p a r le kliol e t l’antimoine; avec leurs longs cheveux tressés,,
saupoudrés de poudre odorante, coupés au front par une laine d’or guillochée, que
frôle un ten d re bouton de lotus bleu! Les voilà donc, l’oreille chargée d’une fleur
d’or où frissonnent dès étamines de cobalt e t des graines de vermillon;; avec leu r
teint mat et doré p a r les feux tamisés du jo u r; leurs b e lle s'jo u es, leurs lèvres
fraîches e t taillées en biseau, réunie s p a r un fil d’écarlate ; le u r cou jeune , ferme
et suave; leu r taille ronde et souple; leurs bras frêles emprisonnés dans des cylindres
d’or, des annelets d’ivoire, des rangées d’olives de jaspe; leurs poignets enchaînés
d’un blond lacet d’où pendent des vipères d’or e t des scarabées de serpentine! Les
voilà donc ces beautés graves, dont le regard, le teint, les tra its démentent le
ma in tien réservé, presque muet. La transparence de leurs robes de gaze accuse et
fait valoir les contours juvéniles de leurs flancs purs comme l ’ivoire, blonds comme
des monceaux de froment. Leurs cuisses charnues, d ’un grain tiède e t rose, se fondent
voluptueusement, p a r une ligne suave, dans le genou modelé; la jambe, élégante et
frêle, porte bien su r le pied long, cambré, aux doigts séparés, qui pose su r une
sandale de maroquin blanc à bords dorés, te rm in é e en pointé, et maintenue par une
lanière plate su r le Cou-de-pied. Quelques-unes1 sont coiffées de casques légers
figurant une pintade dont les ailes et la queue, semées de points blancs, emboîtent
amoureusement to u t le crâne, et dont la petite tête vient curieusement se poser entre
les deux yeux, au sommet du front. D’autres encore sont couronnées de majestueux
diadèmes surmontés de larges fleurs épanouies ou de plumes d’autruche à bouts
roulés. Parfois elles tie n n e n t en main et re sp iren t de gros bouquets de plantes bulbeuses,
en se promenant lentement dans les cours ombreuses des ¡gynécées. Parfois
aussi, toutes nues, les deux genoux enfoncés dans le duvet de chardon d’u n riche
coussin, elles sont entourées de filles esclaves qui les inondent d’eaux de senteur et
de parfums. Enfin, on les voit aussi le bras je té au cou de quelque beau pharaon,
qui gracieusement les accueille en leu r .touchant le menton; alors elles semblent
dépouiller leu r gravité irrita n te , sereine et douce....
« Je ne sais pourquoi, même aujourd’hui, nous sommes encore si exclusivement
passionnés pour la beauté grecque, beauté parfaite, il est vrai, mais désolante souvent
de régularité froide. Il semble vraiment que nous préférons les statues aux corps faits de
chair, l’harmonie académique à la grâce native, et que, nous é tant créé à nous-mêmes
un c ertain idéal, nous sommes dans un e impossibilité complète d’en comprendre un
autre. Avons-nous donc mesuré les moindres contours, tous les plans, tous les muscles,
toutes les lignes du corps humain, pour affirmer que tel modèle, qui dépassera nos
mesures ou n ’atteindra pas ju sq u ’a elles, ne mé rite ra pas le nom de b eau? E ntre tous les
mots que n ’expliquent pas les dictionnaires, le moins expliqué, le moins compris est
certainement le mot beauté. Pris dans u n sens absolu, il nous échappe, et dans un sens
libéral, il nous divise. Chacun comprend la b e au té? ^ sa manière. 11 est, en effet, mille
sortes de beautés ; mais vouloir les concentrer toutes s u r u n même sujet est absurde.
Souhaitons-nous à la rose la blancheur et le port du lis, au ja sm in la couronne, du
dahlia? Pourquoi demander à certaines natures orienta genre de beauté qui ne
concorderait pas avec leu r o riginalité ? J’imagine que la vierge grecque à peau b lanche, au
front bas, au nez droit, à pose classique, au geste savant, drapée avec méthode dans les
plis d’une tunique flottante, et promenant avec len teu r, sous les ombrages réguliers d un
parthénon de marbre, son attitude dè statue, est u n chef-d’oeuvre de g râce et d’harmonie.
Mais j ’imagine aussi que l ’Égyptienne, avec son suave profil, son oeil rêveur, son
buste élégant enveloppé de mousseline, ses bras frêles, ses flancs é troits, ses cuisses
accentuées, ses jambes un peu grêles et ses pieds longs et cambrés, j ’imagine ainsi que
l’Égyptienne, même au point de vue plastique, possède u n e très-grande e t très-vive
beauté. Eh bien, c’est précisément ce genre de beauté qui se reflète jusque dans les plus
grossières des fresques, c’est p récisément ce genre de beauté, fort différent de la beauté
grecque, mais très-réel, qui fit Couvrir de mépris injuste l’a rt égyptien. Des hommes,
savants,, du reste, mais prévenus, appellent cette b e au té : laideur, e t après avoir passé
h u it jours à Thèhes, et re lu , à l’ombre du palais de Rhamsès, les. d issertations surannées
de Winckelmann, de Letronne, de RaOul-Rochette et de Quatremère de Quincy, ils rentren
t chez eux, et s’empressent de flé trir une na tu re qu ’ils n ’ont pas comprise, un a rt
qu’ils n ’ont pas étudié* et de c ritiq u e r des oeuvres q u ’ils n ’ont même pas regardées ! Ces
hommes, savants du reste, s’en vont en Égypte avec la Yénus de Milo dans les yeux, le
Parthénon ployé en quatre dans leu r poche et u n p a rti p ris dans le u r cerveau. On a beau
le u r dire; e t leu r prouver, e t leu r répéter à satiété, avec l’immortel e t si regrettable
Champollion, que l’a rt égyptien chercha constamment à im ite r la n a tu re , à se rapprocher
de ïa nature ; qu’u n e règle inflexible seule empêchait les a rtistes de suivre leu r inspiration
jusqu’au bout, et que, par exemple, ils su ren t toujours si bien réproduire la
•14