Son féjour à
Paris.
les fecours & les rafraîchiffemens dont notre vie dépen-
doit, il nous étoit effentiel d’avoir avec nous un homme
dame des îles les plus confidérables de cette mer. Ne devions
nous pas préfumer qu’il parloit la même langue que
fes voifins, que Tes moeurs étoient les mêmes, & que fon
crédit auprès d’eux feroit décifif en notre faveur, quand
il détailleroit & notre conduite avec fes compatriotes &
nos procédés à fon égard ? D ’ailleurs en fuppofant que
notre patrie voulût profiter de l’union d’un peuple puif-
lant fitué au milieu des plus belles contrées de FUnivers,
quel gage pour cimenter l’alliance que l’éternelle obligation
dont nous allions enchaîner ce peuple en lui renvoyant
fon concitoyen bien traité par nous & enrichi de
connoiffances utiles qu’il leur porteroit. Dieu veuille que
le befoin & le zele qui nous ont infpirés, ne foient pas fu-
neftes au courageux Aotourou!
Je n’ai épargné ni l’argent ni les foins pour lui rendre fon
féjour à Paris agréable & utile. 11 y eft relié onze mois,
pendant lefquels il n’a témoigné aucun ennui. L’emprelfe-
ment pour le voir a été vif, curiofité ftérile qui n’a fervi
prefque qu’à donner des idées fauffes à des hommes per-
fifleurs.par état, qui ne font jamais fortis delà capitale, qui
n’approfondiflent rien, & qui, livrés à des erreurs de toute
efpece, nevoyent que d’après leurs préjugés & décident cependant
avec févérité & fans appel. Comment, par exemple
, me difoient quelques-uns , dans le pays de cet homme
on ne parle ni François ni Anglois ni Efpagnol ? Que
pouvois je répondre ? Ce n’étoit pas toutefois l’étonne-
- ment d’une queftion pareille qui me rendoit muet. J’y
çtois accoutumé, puifque je favois qu’à mon arrivée plu-
fieurs$ de ceux même qui paffent pour infiruits, foutenoient
noient que je n’avois pas fait le tour du monde , puifque
je n’avois pas été en Chine. D ’autres , arillarques tran-
chans, prenoient & répandoient une fort mince idée du
pauvre infulaire, fur ce qu’après un féjour de deux ans
avec des François, il parloit à peine quelques mots de la
langue. Ne voyons-nous pas tous les jours, difoient-ils,
des Italiens, des Anglois, des Allemands, auxquels un féjour
d’un an à Paris fufiit pour apprendre le François? J’au-
rois pu répondre peut-être avec quelque fondement, qu’in-
dépendamment de l’obftacle phyfique que l’organe de cet
infulaire apportoit à ce qu’il pût fe rendre notre langue
familière , obftacle qui fera détaillé plus bas, cet homme
avoit au-moins 30 ans, que jamais fa mémoire n’avoit été
exercée par aucune étude , ni fon efprit aflujetti à aucun
travail ; qu’à la vérité un Italien, un Anglois, un Allemand
pouvoient en un an jargonner paffablement le François ■,
mais que ces étrangers avoient une grammaire pareille à la
nôtre, des idées morales, phyfiques, politiques, fociales ,
les mêmes que les nôtres & toutes exprimées par des
mots dans leur langue, comme elles le font dans la langue
Françoife ; qu’ainfi ils n’avoient qu’une traduction à confier
à leur mémoire exercée dès l’enfance. Le Taitien au
contraire n’ayant que le petit nombre d’idées relatives
d’une part à la fociété la plus fimple & la plus bornée ,
de l’autre à des befoins réduits au plus petit nombre poflx-
ble, auroit eu à créer, pour ainfi dire, dans un efprit auffi
pareffeux que fon corps , un monde d’idées premières ,
avant que de pouvoir parvenir à leur adapter les mots de
notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que
j’aurois pu répondre ; mais ce detail demandoit quelques
minutes, & j’ai prefque toujours remarqué, qu’accablé de
Ff