de Bramabiau ; là le torrent s’échappe en grondant des entrailles du plateau.
Le site est beaucoup plus extraordinaire que la fontaine de Vaucluse, pour trois
raisons d’abord la falaise, au lieu d’être grise et terne, a une couleur brune fort
chaude dé ton; puis la nature du terrain (calcaires de l’infra-lias), très fissuré, .
disposé en lits parallèles, et découpé en silhouettes étranges, donne à l’ensemble
l’aspect d’une construction surhumaine, avec assises de pierres de taille; enfin
il y a là une vraie rivière intérieure, tandis que Vaucluse n ’est qu’une source
simple. La haute fissure de l’alcôve joue le rôle d’uné barbacane, c’est-à-dire
d’une de ces ouvertures pratiquées pour faciliter l’écoulement des eaux dans les
murs de soutènement ; les parois de l’alcôve sont le mur qui soutient le plateau,
de Camprieu au-dessjis du ravin. La falaise mesure 120 mètres de haut.
Bref, d ’extérieure qu’elle était, la cataracte est devenue simplement intérieure.
— Ainsi Bramabiau comprend trois parties : un tunnel, un cours souterrain
inconnu jusqu’en 1888, la source et l’alcôve de Bramabiau proprement dit.
Mes deux premières visites (1884 et 1885) ne m’avaient p'as laissé croire à la
possibilité d’une traversée souterraine1 ; l ’aspect des lieux concordait trop bien
avec les propos des indigènes; plusieurs personnes, disait-on, avaient déjà tenté
la chose sans succès, arrêtées l ’une par l’obscurité, l’autre p a r'la violence du
courant d ’air, celle-ci par le fracas des eaux, celles-là. par la verticalité des
rochers (toutes en somme par le défaut de matériel ou de vouloir). De nombreux
corps flottants jetés dans l ’avenc ne s’étaient jamais remontrés aux cascades de
la sortie ; d’infortunés volatiles aquatiques livrés au gouffre n ’avaient reparu
qu’après de longs jours et sous la forme de quelques plumes éparses; un suicide
même, ajoutait-on, s’était perpétré dans la perte du Bonheur, et Bramabiau
n ’avait oncques rendu le cadavre ! Bref, à Camprieu comme à Meyrueis, on
tenait pour indéchiffrable l’énigme du torrent souterrain. Elle devait pourtant se
laisser deviner, car l’exagération de tous ces récits m’avait justement donné
l’envie d’en contrôler la vraisemblance.
L ’attaque fut décidée par le bas : c’est une règle de prudence élémentaire que
les rivières souterraines doivent, autant que possible, se remonter et non se
descendre : on risque d’être arrêté par les cascades, mais on évite de se trouver
irrésistiblement entraîné dans leurs volutes.
Le mercredi 27 juin 1888, à midi, au pied de la deuxième cascade de Bramabiau,
toute ma troupe était sous les armes; elle comprenait trois de mes cousins :
MM. Marcel et Gabriel Goupillât, ingénieurs,. et Ph. Cheilley, spécialement chargé
des croquis d’après nature, plus cinq hommes éprouvés : Foulquier (Emile), de
Peyrelcau; Causse (Hippolyte), dit Foulard, chef cantonnier à Meyrueis ; Armand
(Louis), forgeron au Rozier; Blanc (Claude), de la Chaise-Dieu, contremaître
mineur; et Parguel, maître d’hôtel à Meyrueis.
L’échelle démontable, longue de 6 mètres, est dressée, au delà d’un bassin d’eàu
oùil faut entrer jusqu’aux genoux, contre la paroi verticale d’où jaillit la deuxième
cascade; Blanc, Foulquier et Armand montent seuls à la découverte et s’engagent
dans la fissure. Yont-ils pouvoir passer? Le bruit de l’eau étouffe leurs
voix dès qu’ils ont disparu, et nous ne savons rien d’eux pendant vingt longues
minutes (nous n ’avions pas le téléphone en 1888). Soudain ils reparaissent
tout joyeux en haut de l’échelle en criant : « Ça va loin! » Ils ont vu une nappe
4. V. la Nature, n° 639 (29 août 1885), et le Tour du Monde, n° 1349 (2e semestre 1886).