cesse d’appartenir à la Lozère et devient aveyronnaise. On dirait qu’en chan-,
géant de département la montagne veut changer d’aspect. Un cirque couronné
de rochers, découpés d’une manière aussi irrégulière qu’insolite, se développe
tout à coup : c’est la gorge de Saint-Marcellin. Ce cirque paraît petit quand on a
vu celui des Baumes. Il est néanmoins très curieux, et s’il n ’était pas perdu au
milieu de tan t de beautés grandioses, il attirerait les voyageurs. Mais (qu’on
me passe l’expression) ils sont en ces lieux presque rassasiés de grands spectacles.
La base en est occupée par un fouillis aux frondaisons profondes, dont
le vert velouté tranche avec le gris de la roche d’une façon encore nouvelle
dans ce long voyage. » (L. de M a l a fo s s e .) -
Ici se franchit le fameux rapide considéré comme le plus fort du canon et où
l’on débarque si souvent : sur la rive droite s’étend le beau domaine du Mas-de-
la-Font, vivifié, comme tan t d’autres points, par une source généreuse'.
C’est une petite ferme isolée de tous côtés du monde civilisé. Une charmante
prairie l'environne, oasis au milieu du désert. Des vignes luxuriantes s’étagent
au-dessus de la maison, bien abritée des vents du nord ; autour des bâtiments
s’étale l’ombre des figuiers, des amandiers, des noyers et des mûriers ; tout, dans
ce petit coin de terre, respire le travail, le calme et la félicité.
En face du Mas-de-la-Font, de l’autre côté de la rivière, sur une légère éminence,
on a peiné à distinguer les ruines du château de Peyreverde; patrimoine
d’une famille éteinte depuis longtemps. Il n ’en reste que-quelques pans de
murailles à demi écroulées; partout la solitude et le silence.
Ce château a sa légende ou plutôt son drame, car le fait est historique et
presque contemporain. Voici comment l ’un de ses principaux acteurs, Jean
Dardé, le propriétaire du Mas-de-la-Font, le racontait un jo u r à M. Fabié, auquel
nous empruntons ces d é ta ils1 :
<c Vous regardez le domaine du sauvage, me dit tout à coup le père Dardé. Il
a vécu là, pendant quarante ans, sans autre asile que les ruines dé (ce. vieux
château.
« Le laitage de quelques chèvres qui n ’obéissaient qu’à son appel et lès animaux
crevés que charriait la rivière étaient sa seule nourriture ; il avait pour
tout vêtement une peau de bête jetée sur les épaules.
« Les taureaux mugissent, les moutons bêlent, les corbeaux croassent ; chaque
animal a son cri. Son cri à lui c’était : Vive l’empereur! et ce cri, jeté dans les.
nuits sombres et orageuses, et se mêlant aux gémissements des hiboux et de la
tempête,-a été le plus grand épouvantail de ma vie. »
Le sauvage de Peyreverde était devenu fou dans les circonstances suivantes.
Au mois de novembre 1811, Napoléon I " ordonnait une levée en masse
depuis vingt jusqu’à trente ans. La guerre allait être déclarée à la Russie.
Dans cette levée se trouvaient compris Jean Dardé, Alexandre Vêrnhet,
Etienne Bouscary et un autre jeune homme vulgairement connu sous le sobriquet
de Quiou de Bouys.
Tous ees jeunes gens se croyaient à l’abri du. service militaire. Surpris par
l’édit, ils s’entendirent pour vivre en réfractaires dans leur pays si accidenté,
comptant bien échapper sans peine aux gendarmes. En effet, ceux-ci ne pouvaient
les atteindre.
i . Fabié, Souvenirs des montagnes du Rouergue. Rodez, 1881, in-12.
. Mais Alexandre Vernhet et la soeur d’Etienne Bouscary s’aimaient, et Quiou
de Bouys était jaloux !
Econduit par la jeune fille, il fut à Millau se livrer à la gendarmerie et dénoncer
son camarade.
Pris et enrôlés, Quiou et Alexandre allèrent rejoindre Napoléon en Allemagne.
Cinq ans passèrent sans nouvelles d’eux.
Lasse d’attendre son fiancé, Marie Bouscary épousa Jean Dardé ; le ménage
avait construit le Mas-de-la-Font, et la métairie était en pleine prospérité.
L’Iro n d e lle .'— Phot. Chabanon.
Un soir d’été que le ciel était sombre et que la foudre grondait, Jean Dardé
et sa femme étaient occupés à rentrer à la hâte le fourrage de la prairie.
Tout à coup une voix stridente et lugubre se mêla à celle du tonnerre ;
elle criait : « Vive l’empereur ! » Les deux époux se regardèrent, saisis d’épou-
vante.
Le lendemain, Jean Dardé se rendit à la Bourgarié, où l ’appelait une affaire
pressante, Il trouva Simon Yernhet, frère d’Alexandre, assis au soleil devant
sa porte.
Il avait l ’air triste et préoccupé. « Mon frère Alexandre est revenu de l’autre
monde, dit-il tout à coup à Jean .Dardé; hier à midi, il s’est dressé devant
moi comme un spectre, en guenilles, sous les loques de son costume d’ancien
militaire de l’Empire ! Je ne le reconnus que quand il me sauta au cou en se
nommant ! Il revenait de Moscou, où un boulet avait emporté Quiou de
Bouys, le traître ; lui-même, dans- la retraite de Russie, avait été_laissé pour