Or, c’est quand les arrondissements de Mende et de Florac possèdent un tel
chef-d’oeuvre de la nature que l’on a relégué la Lozère au dernier rang des
départements français, que l’on a voulu en faire un pays maudit du Ciel et évité
par les hommes civilisés.
C e tte id é e f a u s s e a v a i t p r i s u n e s i f o r te r a c in e d a n s l ’o p in io n p u b l iq u e , q u e
g é o g r a p h e s e t to u r i s t e s ig n o r a i e n t , le s u n s c om m e l e s a u t r e s , l a v a l e u r p i t to r e s q
u e d e la L o z è r e .
C’est cette valeur qu’il fallait porter à la connaissance de tous ; c’était, on le
voit, un acte de patriotisme que de tenter la réhabilitation de la Lozère en révélant
cette source méconnue de prospérité.
Dès 1834, le baron Taylor, Ch. Nodier et A. de Cailleux avaient bien compris
cela, lorsque, dans un volume de leur magistral ouvrage, Voyages pittoresques
et romantiques dans l’ancienne France, ils consacraient sept belles planches aux
gorges du T a rn 1 ; mais, faute d'un texte suffisamment développé, leur appel ne
fut pas écouté.
Eux-mêmes avaient sans doute été attirés de ce côté par VAnnuaire de la Lozère
pour 1832, qui signalait déjà comme de grandes curiosités Castelbouc,
Sainte-Enimie et le pas de Soucy, sur le Tarn.
En 1831, une publication aujourd’hui démodée, mais que l’on consulte encore
avec fruit, le Dictionnaire des communes de Girault de Saint-Fargeau, prototype
du dictionnaire de Joanne, et édité par Firmin Didot, indiquait aussi
comme « sauvages-et curieux » les abords dé Sainte-Enimie et de Saint-Préjet.
On n ’y trouvait d’ailleurs pas plus de détails que dans quelques autres géographies
descriptives mentionnant presque avec indifférence les « sites pittoresques
des bords du Tarn ».
Pendant quarante ans, on ne compta que par faibles unités les rares touristes
qui se risquaient dans les canons français. Citons MM. de Billy, général Coste,
de Malafosse (1863) ; Mouillefarine (1864) ; G. d’Espinassoiis.(1872); au retour,
ils vantaient dans leur cercle d’amis les magnificences ignorées : mais, ne faisant
pas de publicité, ils demeurèrent impuissants à diriger la vogue vers elles.
A Mende, chacun disait merveille des gorges du Tarn; il était difficile cependant
de rencontrer quelqu’un qui les eût visitées ; on connaissait Ispagnac e t
Sainte-Enimie, rien de plus. MM. Onésime Reclus, dans son livre France, Algérie,
Colonies, Ch. Gide et A. Lagrèze-Fossat2, furent les premiers, à peu près en
même temps, à mettre l’imprimerie sérieusement au service des gorges du Tarn.
Déjà les géologues les connaissaient pour les avoir traversées et y avoir relevé
des coupes curieuses (Elie de Beaumont, Henri Lecoq, Emilien Dumas, etc.');
mais il ne leur appartenait point de prêcher le côté purement pittoresque.
Enfin, en 1879, M. Lequeutre, du Club alpin français, s’en chargea; ne connaissant
rien des brèves descriptions déjà parues, et attiré vers le fossé du Tarn
1. Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (Languedoc, 1er volume, 2mo partie; planches-
103, 104,104 bis, 105, 105 bis, 100, 107). Paris, Firmin Didot, 1884, in-ïol. — V, aussi : Annuaire de la
Lozère pour l’année 1843, publié par Pécoul, libraire, Cascade de Rimes, le pas de Soucy, le Monument de La-
nuéjols, les Grottes de Meyrueis, le Panorama du rocher de VAigle. — La France pittoresque, par Abel I - I u g o , en
3 vol. gr. in-8°. — Département de la Lozère, ancien Gévaudan. Paris, 1835, -cahier in-8° ; avec carte et
gravures.
2. L a g r è z e - F o s s a t , les Gorges du Tarn, du Rozier à la Malëne. (Recueil de la Soc. des sciences, etc., de
Tam-et-Garonne, 1870-1871, p. 357-370. Montauban, 1872, in-8°), — Cil Gide, Bulletin de la section du sud-ouest
du Club alpin, juillet 1878. Bordeaux.
par la seule inspection de la carte, il s’y rendit, s’émerveilla, communiqua son
enthousiasme dans un compte rendu sincère, réussit en un mot à exciter la curiosité;
c’est à lui que revient le mérite d’avoir définitivement attiré l’attention
publique vers ces beaux pays méconnus.
Sur sa trace, divers membres du Club alpin français vulgarisèrent les Causses
dans les Annuaires de cette Société. Puis, en 1883, M. Louis de Malafosse, 1 un
de ces précurseurs coupables seulement de n ’avoir rien écrit, livra aux géographes
Monte-Cristallo [3,199 m.] (Tirol).
(Communiqué p a rle Club alpin.) ^ ;
une remarquable monographie des gorges du Tarn éditée par la Société de géographie
de Toulouse. La même année, il découvrait Montpellier-le-Vieux. Le
canon du Tarn avait enfin acquis la réputation méritée d’être une des merveilles
do la France et de l’Europe.
Aujourd’hui c’est par centaines que les touristes défilent chaque été au pied des
monuments naturels des Causses ! Il faut que dans dix ans on les compte par
milliers. Tous ceux qui reviennent de ce beau voyage rêvent de le recommencer
et plaignent cordialement quiconque n ’a pas eu la joie de le faire.
Au point de vue du sentiment de grandeur et d’étrangelé éprouvé par le
voyageur, il n ’y a que trois sites au monde plus remarquables que les gorges
du Tarn : les Alpes dolomitiques du Tirol et de la Vénétie; le versant espagnol
du mont Perdu (vallée d’Arrasas), dans les Pyrénées, et le Grand Canon du