LES CEVENNES
d’une vue bien difficile à décrire. En amont, c’est une vaste partie du merveilleux
cirque des Baumes qui se déroule, avec ses vertigineuses falaises et ses
éperons aux formes multiples. En aval, tant que l’oeil peut embrasser, le Tarn
déploie son ruban d’argent à travers une gorge agrandie, dont le bas offre des
verdures, tandis que, dominant de leurs crêtes abruptes cette vallée, des falaises
grises se profilent et offrent dans leur longue ligne une série de tours que de
temps à autre surmonte un piton ressemblant à un donjon ou à un bastion d’une
ville féerique. Pu is, on se sent tout petit lorsque l’on jette les yeux autour de
soi, tan t l’énormité de ces blocs vous écrase. » (L. de Malafosse.)
L’étymologie de l ’Aiguille est donnée par son profil. Pour la Sourde, peut-
être ce nom vient-il du bruit affreux qu’elle est forcée d’entendre.
La traversée du grand chaos n ’a pas 1 kilomètre, mais elle était naguère très
rade, avant la construction du chemin.
Un affaissement géologique a produit cet imposant cataclysme, qui a lui-même
donné naissance à la jolie légende que M. de Malafosse raconte ainsi :
« Sainte Enimie, venant s’établir à Burle, avait vivement contrarié le diable,
jusque-là paisible dans une région moitié païenne, où les abens lui servaient
pour sortir de l’enfer avec facilité. Voyant que ses tentations n ’avaient aucun
effet sur la sainte, il s en p rit alors à ses nonnes, qu’il troublait profondément.
Enimie, comprenant d où venait le désordre, obtint de Dieu le pouvoir d’enchaîner
le démon s il s introduisait dans le couvent. Mais le difficile était d’atteindre
un être aussi madré. Surpris cependant un jour, il s’échappa et se mit à fuir le
long du Tarn. La sainte se lança à sa poursuite à travers ces affreux rochers.
Elle fut longue et fatigante, cette chasse, car messire Satan connaissait tous les
détours. On arriva ainsi au cirque des Baumes. Saint Ilère, directeur de la
sainte, était dans sa grotte et avait été averti d’aider sa pénitente dans sa poursuite.
Hélas ! le diable se fit si petit en passant sous cette retraite, et le saint était
plongé dans une telle oraison, qu’il ne vit rien. Haletante et épuiséè, Enimie
s’arrêta. Le démon lui échappait, car il touchait au gouffre du Tarn et il allait
y plonger, pour gagner de là les enfers. Elle tomba à genoux, et dans un suprême
élan de foi elle s’écria : « A mon secours, montagne, arrête-le ! » Tous les
énormes rochers aujourd’hui au bas de la vallée étaient alors en haut des falaises-
dont ils faisaient partie. A la voix de la sainte, ils s’élancent à l ’envi sur son
ennemi. Très fort et très leste, le démon subit sans s’arrêter l ’avalanche des
menus rocs. Son pied touchait déjà le bord du gouffre, quand l’effroyable masse
de la Sourde lui tomba dessus. La roche Aiguille, gênée dans sa descente p ar
sa grande taille, était encore à mi-montagne : « As-tu besoin de moi, ma soeur? » .
cria-t-eüe à la Sourde — « C est inutile, je le tiens bien, » lui répondit sa compagne.
I sainte vit le diable pris, elle fit un geste, et tous ces rocs s’arrêtèrent
dans le moment. C’est ainsi que l’on en voit tant de penchés en avant. Ils
s étaient immobilisés dans leur course. Cependant le diable, qui a la vie dure,
faisait effort pour se dégager, malgré le poids énorme d elà Sourde. Dans sa rage
impuissante, il griffa la base du rocher, et depuis lors sa main sanglante est
restée empreinte sur la pierre.
« Cette griffe du diable, que l’on voyait au bas de la roche Sourde, a disparu
depuis la fameuse inondation de 1878, soit qu’elle ait été enlevée par u n choc
de quelque bloc, ou recouverte de gravier. Des savants sceptiques assurent que
LE CANON DU TARN. — DE LA MALÈNE AU RO ZIER 59
cette griffe n ’était qu’une injection ferrugineuse oxydée ayant la forme vague
des cinq doigts d’une grande main. »
Une autre légende, moins connue et moins jolie, attribue à saint Ilère la
gloire du combat et modifie le dénouement. Sainte Enimie ayant prié le Seigneur
de la débarrasser du démon, saint Ilère reçoit l’ordre de se mettre à la
poursuite du diable ; aussitôt il poursuit, l ’espace de h u it mille pas en aval du
Tarn, le démon, qui avait pris la forme d’un dragon, l’accule au gouffre du Tarn
et, au nom de la croix, lui ordonne de s’y précipiter. Le démon, obligé d’obéir,
plonge dans le gouffre, espérant bien revenir... sur l’e au ; mais le saint, pour
Chaos du pas de Souey. — Dessin de Vuillier, phot. Chabanon.
. .. (Communiqué par le Club
tromper l ’attente du Trompeur, fait un signe : la montagne s’écroule sur le
gouffre, et le démon est à, jamais enseveli.
Les géologues s’accordent à penser qu’il y a eu là deux éboulements différents
: l’un d’âge très reculé, l’autre beaucoup plus récent. Peut-être ce
deuxième chaos fut-il causé par le tremblement de terre de l’an 880, q u i, au
dire de Grégoire de Tours, fit tomber d’immenses pierres dans les Pyrénées et
dont la Commotion s’étendit aux pays voisins. Dans cette hypothèse assez vraisemblable,
la concordance approximative avec l ’époque où vivaient saint Hère