rivière atteint 100 mètres de large, et le château s’y reflète, comme dans un
miroir. Çà et là, incrustés dans les Gannelures de la roche, des arbres descendent
ju sq u ’à la rive et forment berceau sur les eaux profondes. Plus loin, à
gauche, sur un piton de roches nues, se hérissent le donjon et les murailles
éventrées du château de Haitterive.
Nouveau barrage et nouveau changement de barque. Le village de Hauterive
a quelques vieilles maisons voûtées.
On rembarque, et le paysage devient plus grandiose : c’est que le canon s’élargit
par le bas en même temps q u ’il se rétrécit par le haut. La perpendiculaire
règne presque partout sur les pentes : après un coude brusque, nous passons à
la cote 482, et la carte indique 921 sur le Sâuveterre, 984 et 980 sur le Méjean ;
des caps s’avancent de part et d’autre ; il n ’y a plus que 1 kilomètre de discontinuité
entre les crêtes des deux causses ! D’un plateau à l’autre, les bergers
peuvent s’entendre et Causer; s’ils veulent se toucher la main, trois heures de
chemin leur sont nécessaires.
A pied, entre le barrage de Hauterive et la Malène on remarquera : la curieuse
corniche horizontale empruntée par le sentier au bord et à quelques pieds
au-dessus de la rivière ; — une aiguille verticale, mince, qui parait se soutenir
par miracle,' — e f l’ogivale ouverture de la grotte del Drach (dragon), qui bâille
à 30 mètres plus haut que le chemin et qui est pourvue d’une source intermittente.
Sur 2 kilomètres, le Tarn devient rectiligne ju sq u ’au barrage de la Malène,
dont quelques bruyants ratchs nous séparent seuls. Déjà s’aperçoit le pont, et
bientôt le grand rocher pointu au pied duquel le village s’abrite contre le froid
du nord.
A gauche, au-dessous des roches plissées du causse Méjean, naît une.source.
énorme, la fontaine des Ardennes1 : véritable rivière souterraine, la plus considérable
du canon depuis Burle, jamais unique, toujours au moins double, parce
qu’elle entre en rivière à la fois comme source de fond et comme source de
bord, souvent triple, décuple, « quand longue fut la pluie ou féconde en averses
la brève tempête autour des avens du causse Méjean méridional »..
On aborde au moulin de la rive droite, qu’anime un'e quinzième source à
400 mètres en amont du pont, puis on monte au village.
La Malène\Malena, mauvais trou, 619 hab. la comm., 281 aggL), au débouché
d’une brèche du Sâuveterre et en face d’une brèche du Méjean, fut de tous
temps un des rares passages du canon. On ne sait à quelle époque remonte sa
fondation ; mais les chroniques des évêquesde Mende disent qu’en 831 l ’évêque
des Gabales, saint Hilaire (qu’il ne faut pas confondre avec saint Ilère, postérieur
d’un siècle), fut assiégé dans le castnim de la Malène par les troupes de
Thierry I" , venu dans ces parages à la suite de la guerre d’Auvergne. L’entente
bientôt s’établit entre le roi des Francs et l’évêque, qui, après avoir assisté au
concile de Clermont en 838, devint le conseiller de Théodebert, fils dii roi
d’Austrasie. Grégoire de Tours ne dit rien de tout cela. Le castrum se trouvait
probablement à l’entrée du ravin du causse. •
Plus tard, la famille de Montesquieu posséda le vieux château de la Malène,
peut-être construit sur l’emplacement de l’antique forteresse, et elle fit élever
1. C’est sans doute une dérivation du mot Arènes| nom d’une famille propriétaire des. terrains environnants
en 1710.
au bord du Tarn le nouveau château, qu’elle habite encore. En 17931, ce château
fut dévasté par l’incendie, et il ne reste des anciens bâtiments que les
tours sans caractère et quelques voûtes ; le surplus a été refait.
A la même époque,-lors de l’échauffourée royaliste d Antoine Charrier (ancien
notaire à Nasbinals-d’Aubrac: et député du Gévaudan.aux états généraux de
1789, qui voulut soulever le midi de la France au nom du roi), les troupes républicaines
mirent-le feu au village, et c’est, parait-il, à la fumée huileuse d une-
maison remplie de noix e t adossée au rocher qu’il faut attribuer la singulière
coloration noire de la falaise* L’incendie causa d’ailleurs peu de m a l aux maiso
n s ,la plupart étant voûtées jusqu’au dernier étage.
Pour maintenir la Canourgue en communication avec le causse Méjean, Charrier
avait établi un poste de trente chasseurs à la Malène ; ce poste, solidement
embusqué derrière les rochers, empêcha d’abord les républicains d’enlever le
bourg; un stratagème le leur livra peu de jours après. L’un d’eux, dépêché vers
lé poste de la Malène comme étant un volontaire de Charrier, fit croire aux chasseurs
que celui-ci approchait et leur ordonnait de le rejoindre en un point où
flottait un drapeau blanc. Pris au piège du faux royaliste, les trente défenseurs
de la Malène périrent dans l’embuscade préparée; le village succomba, fut
brûlé;- et beaucoup, de ses habitants montèrent sur l’échafaud, à Florac et à
Mende. Charrier lui-même fut exécuté à Rodez le 17 ju ille t 1793.
L’église de la Malène, de style roman, est défigurée p ar le badigeon, comme
presque toutes celles de cette région. Aux murs extérieurs, notamment à l’abside,
quelques portions de l’appareil peuvent être dues à des constructeurs car-
lovingiens. Le monument n ’en reste pas moins insignifiant ; à-Tinlérieur, un
cénotaphe en marbre blanc a été élevé à la mémoire des habitants du village
tués en 1793, et que l’on désigne communément sous le nom de « martyrs de
Malène ».
En face de la Malène, sur la rive gauche du Tarn, une chapelle consacrée à
Notre-Dame de Lourdes a été établie à l’entrée d’une grotte surmontée d’une
grande statue de la Vierge. Un pèlerinage annuel y a lieu au mois de mai. De
la plate-forme, la vue est magnifique. Il en est de même de la route de voitures
qui monte sur le causse Méjean et qui conduit à Florac en coupant celle de
Sainte-Enimie à Meyrueis. Cette ro u te , rendue carrossable depuis assez peu
d’années,' permet aux nombreux pêcheurs du Tarn d’aller porter leur poisson
sur le marché de Meyrueis.
Le pont, bâti vers 1860, a été emporté en 1878 et refait depuis.
On couche généralement à la Malène, pour s’engager le. lendemain au matin
dans la plus belle partie du canon.
i. F.. Ernest D a u d e t , Histoire des conspirations royalistes du Midi so u s la Révolution. Paris, Hachette, 1884,
in-12; Y« Infâme » Charrier.