Deux Puits et de celle du Tombeau qui lui fait suite : celle-ci, de même hauteur
et largeur, n ’a que 40 mètres de longueur ; mais trois monuments stalagmi-
tiques la parent : la Chaise curule (n° 49), qui eût fait pour le magistrat romain
le plus imposant fauteuil de pierre, la Borne milliaire (80), où l’on cherche
involontairement des inscriptions effacées, le Tombeau (SI), enfin, royal céno--
taphe dissimulé au plus profond de la.grotte de Dargilan (130 m. en dessous de
l’entrée), éleyé sur un piédestal proportionné au temple qui l'abrite et dressant
son colossal fronton presque jusqu’à la voûte. Ce sépulcre allégorique mettait
pour nous le comble au recueillement instinctif toujours éprouvé dans les
grandes cavernes, surtout quand elles sont complètement inconnues : au delà,
point d’issue visible, plus de .passage à forcer; la salle du Tombeau était fermée
et fermait elle-même dignement l’admirable grotte de Dargilan.
Nous étions las- d’ailleurs, non de fatigue, mais de plaisir et d’étonnement ; et
si la féerie se fût continuée, notre état de surexcitation eût pu devenir fatal, en
nous faisant perdre, avec la notion du temps, l'idée même du retour ; tan t est abs-
tractive de tout autre sentiment la soif d’inconnu qu’allument de plus en plus,
dans ces palais souterrains, la fièvre de la découverte, l’excès d’admiration, l’obscurité
profonde, le mystère et le calme du milieu, l’oubli du soleil et du ciel même,
en u n mot l’absence de toute manifestation çlu monde extérieur. Ce fut toujours
pour nous une surprise, à chacune de nos sorties de Dargilan, de trouver la
nuit close et de constater que la journée entière s’était écoulée dans la grotte,
alors que nous nous croyions entrés sous terre depuis quelques heures à peine.
En résumé, nous n ’avions pas pu descendre à la Jonte, puisque les courants
d’eau, arrêtés par l’argile à 100 mètres de profondeur dans les salles de la Rivière
et à 110 mètres environ dans celle des Deux Lacs et de la Fontaine, n ’avaient pas
voulu se laisser suivre ; mais au moins nous avions doté la Lozère d’une nouvelle
attraction à l’usage des touristes, attraction susceptible de faire concurrence aux
plus belles cavernes d’Europe, comme l’atteste le tableau comparatif ci-contre1 :
1. Notre amiVuillier, qui nous a si gracieusement prêté le concours de son joli crayon pour l’illustration
de ce volume, a parfaitement décrit les sensations subies dans les cavernes. Laissons-le parler : il s’agit
des grottes d’Arla et del Drach. ( Voyage aux îles Baléares ; Tour du monde, juillet 1889.)
« Nous pénétrons. Peu à peu mes yeux s’habituent aux ténèbres ; la lumière des lampes devient suffisante
pour voir les formes qui se précisent et même les silhouettes éloignées. La nature a réalisé la les
formes les plus terribles d’une sorte de cauchemar. Des langues de flammes pétrifiées lèchent les parois;
un lion énorme s’accroupit; des cyprès rigides s’élèvent, des tombeaux s’alignent, des bêtes fauves semblent
gronder dans des cavités obscures.
« A un certain endroit,on croit voir un château féodal avec ses tours, ses créneaux ; puis de fantastiques
silhouettes s’élèvent, des cavités inconnues ¿’ouvrent dans les fonds ; des sortes d’orgue.s immenses dressent
leurs tuyaux de pierre contre les parois des cryptes souterraines, semblant attendre dafis le silence qu’un
infernal musicien ou quelque W agner apocalyptique vienneTéveillei1 les échos endormis. Lés plus hardis.fris-
.sorinent, les plus braves sqntpris d’une peur instinctive. Ces formes vagues, pétrifiées, semblent s’animera la
clarté tremblante des flambeaux. Il est pourtant des personnes qui échappent à la sensation farouche produite
par ces cavernes.
« Nous voici au Lago Negro (Lac Noir). Ce lac est d’une grande étendue. Ses* eaux immobiles, diaphanes, .
vont se perdant dans des gouffres obcurs. D’immenses colonnes s’appuyent par instants sur des rochers
sombres, et plus loin d’autres plus minces pénètrent dans l’eau et se reflètent. Ce reflet est si net, si pur, qu’on
dirait les objets.'eux-mêmes semés au fond du lac, onde froide, profonde, immobile, engourdie, d’une transparence
telle qu’elle ne prend pas de corps et qu’elle baigne les objets comme ferait une atmosphère dense.
Dans le silence elle sommeille dans ce palais, qu’on dirait enchanté, sans un frisson, sans un frôlement, sans
qu’un souffle vienne passer à sa surface. Ici rien : les ténèbres, le silence éternel, le sommeil dans des
richesses que les. flambeaux humains févèlent seulement parfois ; vision étrange, fantastique, sombre, fatale,
tragique presque, monde engourdi, gouffres contemplés parla nuit, où vivent des êtres sans yeux, dans une
infernale obscurité, où dort, dans l’éternel silence, de l’eau fluide comme de l’air, où s’ouvrent des abîmes
tërribles, où grondent peut-être, à des profondeurs effrayantes, des flots sans clarté. »