en fortes lames mousseuses au pied de falaises à pic ; les rocs de plusieurs
mètres cubes qui les parsèment ne laissent parfois entre eux qu’un intervalle de
4 à 5 pieds, qu’il faut viser (le mot peint la chose) avec la plus grande justesse
pour passer sur le dos d’un courant vertigineux, à travers les flocons d’écumè.
Et c’est merveille de voir avec quelle adresse les bateliers riverains du Tarn
conduisent à deux leurs toues massives, souvent chargées de six voyageurs,
parmi ces écueils redoutables, ou évitent d’ôtre brisés par un remous contre la
paroi d’un tournant. A la perche, ils manoeuvrent, l’un à l’avant, l’autre a l’arrière,
fièrement campés, debout, pieds nus, et solidaires dans leurs moindres
mouvements; d’un moulinet continuel devant, derrière et sur les flancs, ils
conjurent tous les obstacles, avec le coup d’oeil et le sang-froid de praticiens
consommés, avec cette aisance, cette sorte d’activité tranquille de ceux qui
savent bien ce qu’ils ont à faire et qui ont le.goût de leur métier ! Leurs évolutions
s’exécutent à brefs commandements : Parai Para à dretch! De l’altra !
rapidement obéis. Comme indice des difficultés de cette navigation, .on saura
qu’il faut quatre fois moins de temps pour descendre le Tarn au fil de l’eau
que pour remonter une barque vide à la cordelle, même avec l ’aide d’un cheval
ou d’un mulet.
On devine quel charme peut présenter, au sortir de ces émouvants passages,
la traversée paisible d’un planiol comme celui, par exemple; de Hauterive, long
de plus de 1 kilomètre, et qu’une digue d’aval rend uni comme une glace;
il y a , dans certains planiols, 20 mètres de profondeur d’eau ; au pied des
rouges falaises de 1,500 pieds d’élévation, qui reflètent dans ce miro ir leurs
teintes fauves et' leurs silhouettes fantastiques, ces repos du fougueux Tarn
semblent des étangs enchantés.
Si l’on a des malles, aucune ne doit dépasser 40 kilogrammes ; en effet, des
barrages naturels ou artificiels forcent plusieurs fois à changer d’embarcation ;
au pas de Soucy, il est absolument nécessaire de parcourir environ â ïilom è tr e s
à pied ; le Tarn coule sous des éboulements qui ont comblé son lit ; tout, flottage
même est impossible 5 on n ’a pas la ressource; de confier ses colis au fil de
l ’e au ; si l’on ne peut s’assurer le concours de là charrette susmentionnée, les
bateliers doivent opérer le portage en règle jusqu’aux Vignes, et aucun ne saura
it se charger de plus de 80 livres. Avis à ceux qui emportent en voyage toute
leur garde-robe et leurs draps de lit !
Des Vignes au Rozier surtout, la navigation, sans être le moins du monde
périlleuse,1 est difficile, et il importe de requérir de véritables bateliers. Le Tarn
est encombré d’énormes blocs de rochers, cachés parfois sous l’eau ; on compte
vingt-cinq rapides sur un parcours de 10 kilomètres, et deux de'ces rapides sont
de petites cataractes qu’encaissent des roches espacées à peine de là largeur du
bateau. Avec les Gall on tels autres aussi expérimentés, cette audacieuse descente
« à la canadienne 1 est un vrai plaisir; on a l ’émotion du péril et l’on ne
court en réalité aucun risque. Le seul dangerest dans trop de précipitation. La
perche, portant quelquefois à faux sur des rochers masqués p.ar l’écume, s’engage
en glissant dans Une fissure, où elle reste fixée, et le maladroit batelier, sentan
t sous lui se dérober la barque, est pris en pleine poitrine p ar la barre et
lancé à.Teau. Cet accident est assez fréquent pour les gens du pays qui ne
font pas métier de pêcheur et ne connaissent pas rocher par rocher tous les
tournants.
Le vieux Pierre Gall, dit Saint-Pierre, doit être le doyen des bateliers du
Tarn; à terre, avec sa casquette moulée sur la tête et laissant passer quelques
mèches de cheveux frisés, avec sa barbe grise un peu inculte, sa taille légèrement
courbée, il ne représente pas beaucoup ; à « son bord >r, au milieu des
ratchs, il est superbe ; tout de suite on est pris de confiance; on le sent maître de
sa rivière; pas un geste inutile, pas un faux mouvement; un coup de gaffe, et
l ’obstacle est passé. Comment tient-il si ferme sur son frêle esquif ballotté, c’est
un problème !
Au Mas-de-la-Font; à 3 kilomètres en amont du pont du Rozier, se rencontre
le plus redoutable rapide de toute la rivière'; c’est presque une chute; la barque
doit passer entre deux blocs à fleur d ’eau et franchir un fort ressac produit par
une rôche excavée.
« Tenez-vous bien, dit Pierre Gall, et ne bougez pas ! »
E t le bateau file comme une flèche entre les deux récifs.
On fait généralement débarquer les voyageurs à ce passage, et Ton a raison,
car le moindre v à-coup » pourrait faire chavirer la barque.
Toutefois, quand l’eau n ’est que moyennement haute et le véhicule pas trop
c h a rg é ,,o n ,s ’épargne le retard de ce transbordement; à peine si deux ou trois
petites lamés, quelques pochades d’eau, embarquent. Dans mes cinq descentes
du Tarn, je n ’ai pris terre qu’une seule fois, et uniquement parce que la n u it
close, à neuf heures du soir et sans lune, empêchait de voir les écueils.
Un fait suffit à démontrer que la.prudencè n ’est pas ici à dédaigner.
(( En 1880, raconte M. de Malafosse, huit Anglais et deux Anglaises descendaient
le Tarn dans deux barques. Arrivés à ce rapide, que leurs bateliers
connaissaient m a l, la première barque plongea dans le ressac, mais passa
néanmoins, après avoir eu ses passagers complètement mouillés. La seconde
p rit mal le courant et, malgré le coup de gaffe (trop tardif) de l’homme de
l ’avant, donna en plein sur le roc, s’ouvrit et coula à pic. Trois voyageurs et
les deux pilotés furent roulés par le courant et jetés sur la berge; mais deux des
Anglais se trouvèrent pris dans le rentrant de la roche, et auraient péri sans
l’aide de l'un des bateliers, qui plongea e t réussit à les dégager et à les entraîn
e r avec lui sans aucune suite grave. »
Si j ’ai cité cet accident resté mémorable, c’est pour engager les voyageurs à
ne pas se fier au premier venu.
Ailleurs, en 1881, une barque, menée par de simples x’iverains ne faisant pas
le métier de pêcheurs, portait, au mois de juillet, dix personnes du causse de
Sauveterre allant à une cérémonie de famille sur le causse Méjean. A cet endroit,
un coup de barre mal donné, la frayeur de trois femmes, qui se portèrent à la
fois sur un; côté du bateau, le firent heurter contre le roc. Il embarqua un
énorme paquet d’eau et coula au milieu du ratch. La violence du courant rejeta
sur la grève les dix passagers, quittes de ce danger pour un bain et quelques
meurtrissures. Les pêcheurs ne manquent pas de faire remarquer qu’aucun
accident n ’est arrivé, de mémoire d’homme, à un batelier attitré, et qu’il ne faut
pas s’adresser au petit cultivateur possesseur d’une barque pour son exploitation
agricole.
En raison des difficultés qu’ils rencontrent et du temps qu’ils perdent en remontant
les barques à leur port d’attache, les mariniers du Tarn exigeaient,
ju sq u ’en 1880, 100, 150 ou même 200 francs dés touristes qui voulaient des