LES CÉVENNES
Sur chaque rivière, en amont, un pont d une seule arche : celui du Rozier à
700 mètres au nord-est,celui de Peyreleau, à 900 mètres au sud-est; entre deux
le cap final du causse Méjean, supportant à son extrême pointe l’église du Rozier
(390 m. d’alt.,) et contourné par la route,de Millau à Meyrueis, qui vient dé
franchir le Tarn sur le pont même du Rozier. Le long de cette route et autour
du cap, le village du Rozier s’étend chaque jo u r davantage, en une seule rue
adossée à la montagne. C’est une simple commune de la Lozère, et les exigences
administratives sont l ’unique cause qui empêche sa jonction avec Peyreleau
chef-lieu de canton de l’Aveyron.
L ’étroit cours de la Jonte, lisière départementale, sépare les deux bourgs ; un
pont de 20 mètres de longueur les unit. Et Peyreleau, relégué sur la rive gauche,
en dehors de la route, qui remonte la rive droite, — construit en incommodes
gradins sur un abrupt rocher où tout épanouissement lui est interdit, — acculé au
sud au lit d’un graveleux torrent qui ne coule pas vingt jours par an, mais dont
les orageux gonflements emportent chemins, vignes et maisons, — Peyreleau,
en un mot, tombe peu à peu dans le Rozier, mieux placé pour le trafic, abrité
des vents du nord, chaudement étalé en plein midi.
De là cé quatrain populaire :
Peyrolado
E sto um b ad o ;
Peyrol'eôu
Toumboro leou.
Mais Peyreleau a ses fonctionnaires cantonaux, sa gendarmerie et son télégraphe,
établi en 1888, grâce à son maire intelligent M. Fabié.
Même après l’enchanteresse descente du Tarn, le site des deux villages jumeaux
paraît superbe. Au débouché des deux canons, à l’extrémité de l ’opulentê vallée
de Rivière et Boyne, à l’ombre du sourcilleux Capluc, au pied des murailles
déchiquetées de la Jonte, le voyageur arrivant de Millau se croit réellement
parvenu aux portes d’un monde spécial et nouveau et se demande si ce monde
est vraiment en France.
Rien à voir au Rozier (199 hab. la comm, 178 aggl.): Téglise romane défigurée
est à mi-distance des deux ponts du Tarn et de la Jonte, entre lesquels la route
fait un crochet de 1 kilomètre de développement.
Les gourmets de Millau, cependant (qu’on excuse ce prosaïque détail, qui a son
gros intérêt en voyage); viennent y chercher les truffes de Peyreleau, non moins
bonnes que celles du Périgord ; les truites rebondies du Tarn ; les grives du causse
Méjean, gorgées de genièvre et prises au piège de la tindelle; les lièvres succulents
du causse Noir; les fromages onctueux de Peyrelade, rivaux du roquefort, et
le fameux vin de Gamay, qui vieillit si délicieusement.
En 1073, les religieux bénédictins de l’abbaye d’Aniane (Hérault) (F. chap. XIY)
fondèrent un prieuré au confluent de la Jonte et du Tarn, en un lieu appelé
Interaquas, Entraigues, nom primitif du Rozier, qui plus tard seulement fut qualifié
de campum dictum Rosar>um, à cause des roses qu’y soignaient les moines1.
Peyreleau (375 hab. en 1851, 356 en 1866, 340 en 1886 la comm., 307 aggl.,
Petra levis ou Petra super aquas) remonte loin dans les siècles é coulés : aux bords
1. P o u r p lu s de détails histo riq u e s, c o n su lte r : d e B a r r a u , Documents sur les familles du Rouergue; 1854,
Z vol. in-S»; — L e b a ro n de G a u j a l , Etudes historiques sur le Rouergue; Paris, D u p o n t, 1824-25,2 vol. in-8°-.
AUTOUR DE PEYRELEAU 95
de la Jonte, ainsi que dans la plaine de Grauffessenque, près Millau, et sur beaucoup
de points du causse Noir, on trouve encore souvent des amas de poteries antiques,
les unes grossières, fabriquées sans doute sommairement par les soldats-labou-
reurs romains durant leurs loisirs, les autres-d’une grande finesse,-du type dit
samien, et peut-être issues de quelque succursale des grands ateliers de Banassac.
(V. p. 70.) Telle est la délicatesse de ces poteries samiennes, qu’actuellement un
artiste de talent, M. Constans, à Millau, vend très cher les jolies imitations qu’il
est parvenu à en exécuter avec une perfection rare.
Aux Romains aussi remontent sans doute les soubassements du vieux fort
royal qui couronnait le roc et le village ; démantelé en 1600, il n ’est plus qu’une
grande tour carrée, dontle sommet paraît so rtird ’un véritable étui de lierre. Près
de la tour, une statue d e là "Vierge surmonte l’église moderne. Au sud de Peyreleau
et au delà du lit du torrent si souvent dévastateur qui descend du causse
Noir et qui interdit au bourg taute extension sérieuse de ce côté, le château de
Triadou fut commencé .en 1470 par Pierre d’Albignac ; ce seigneur, toujours en
guerre avec son voisin le sire de Capluc, enleva la fille de ce dernier, la belle
FJour de Capluc, l ’épousa après la mort de son père et confondit ainsi les deux
maisons vers l’an 1504. D’ailleurs, quoique réunis nominalement dès 1260 au
comté de Rodez et d’Armagnac, tous les manoirs du Tarn, de la Jonte, de la
Dourbie, narguant leurs suzerains du fond de leurs vallées si bien défendues
par la nature sauvage, demeuraient en fait complètement indépendants. Leurs
propriétaires s’étaient.tous arrogé le droit de haute, moyenne et basse justice;
ils avaient leur cour, composée d’un juge et d’un lieutenant, d’un procureur et
d’un greffier. Les bois patibulaires des barons de Castelnau, sires de Triadou, se
trouvaient sur le causse Noir, près de l’église de Saint-Jean-de-Balmes. ( F. p. 104.)
Tout cela fit dire à Clément Marot :
Lévezoulx, d’Estaing, Yayzirïs,
Haults barons et mauv.oisins,
Mostuéjouls et d’Arpaon,
Forts châteaux et beau renom,
Sévérac to rtu re et pille,
Castelnau sur tous grapille,
Et Yitracq est sans rayson
P our soi prétendre baron.
[Voyage en. son pays de Rouergue.)
P eu de pays ont été aussi continuellement que le Rouergue (comté de Rodez),
les Causses et les Cévennes du Gard, en proie aux horreurs de la guerre. Presque
sans interruption s’y sont succédé pendant seize cents ans les Vandales, les Sarrasins,
les Albigeois, les Anglais, les Armagnacs, Merle et ses calvinistes, les Ca-
misards, enfin les républicains et les royalistes de 1793, sans parler des querelles
de manoir à manoir, des luttes armées des petits seigneurs. L’état voisin du néant
de presque toutes les ruines parsemées aujourd’hui sur les rocs, montre l’acharnement
développé durant ces seize siècles de tueries.
Selon un ancien auteur, Fromentau, qui écrivait en 1581, le Rouergue, de 1561
à 1580, aurait été imposé pour 83,422,000 livres (environ 1 milliard de notre
monnaie), dont 6,507,000 seulement au profit de la royauté; 18,832 individus,
auraient été.tués ou massacrés, et 1,765 maisons détruites.
« Mais de 1581 à 1598, époque de la pacification par l’édit de Nantes, la guerre .