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Les François , conquérans des Gaules , fe fa i-
foi ent honneur de favoir nager. L’épithète de nageur
eft celle dont fe fert Sidonius Apollinaris ,
pour diftinguer ce peuple des nations barbares qui
fubfiftoient alors :
. . . » , . • Vincitur iïlic
Çurfu Herulus , chunus jaculis, francufque natatu ,
auromata clypco, Salins pede, falce Gelonus.
L ’une des principales épreuves auxquelles on afiù-
jettiffoit les braves à qui l’on confé t'oit la qualité de
chevalier, confiftoit dans une efpèce d’immerfion , '
où le récipiendaire donnoit des témoignages de fa
dextérité dans l’art de nager; & les traces de cet
ancien ufage fubfiftoient encore du temps de
Louis XI. La molleffe , à laquelle une exceffive urbanité
donna naiffance, détruifit bientôt ces infti-
tutions falutaires. Les feigneurs quittant les campagnes
, où ils'euffent pu faire régner l’abondaoce &
la félicité , fe concentrèrent dans les villes , où ils
prirent de nouvelles moeurs & de nouveaux goûts.
La plupart des citoyens des autres ordres abjurèrent
aulïi les vieux ufages ; & les récréations champêtres,
les délaflements innocents, tels que l’art de
nager, furent livrés aux matelots & au relie du
bas peuple. Depuis cette révolution -, nos citoyens
amollis dédaignèrent les plaifirs que la populace
pouvoit partager avec eux. Les dangers
auxquels il étoit poflible qu’ils fuffent expofés dans
plufieurs circonftances de la v ie , l’heureufe expérience
qu’ils avoient faite de la néceffité du bain ,
pour fortifier leurs membres & fe conferver en
fanté , ces émotions délicieufes qu’un homme fatigué
éprouve lorfqu il fe plonge dans une eau courante
, rien ne put les déterminer à reprendre fur ce
point l’ancienne fimplicité ; & fi l’on a vu par intervalles
dès âmes affez éclairées pour braver à cet
égard le préjugé national, ce font des exceptions
à la règle, & qui ne doivent pas tirer à confé-
quence.
Les bons nageurs font aujourd’hui relégués dans
les climats où notre luxe & notre délicateffe n’ont
pas encore pénétré. L’A fie , l’Afrique & l’Amérique
offrent une foule de perfonnages de tours les
fexes, de tours les âges & de routes les conditions,
qui eftiment cette récréation falutaire. Touts les
Nègres fur-tout apprennent à nager dès la plus
tendre jeuneffe. Auffi eft-on fouvent étonné des
trajets immenfes qu’ils fo n t , foit pour aller à: la
pêche , foit pourregagnerleurpatrie.Desbbfervateurs
dignes de foi atteftent les avoir vus nager
avec une vigueur furprenante pendant î ’efpace de
quarante lieues.
I Cette adreffe des peuples que notre délicateffe
européenne qualifie de barbares , nous procure des
richeffés dont la plupart forment aujourd’hui parmi
nous des befoins de première néceffité. C ’eft par elle
que nous jouiffon’s des éponges , des cdfaux , des
perles, & d’une foule d’autres objets dont notre luxe
fait tant de cas. Souvent c’e ftà l’aide de ces prétèn-
N a g e r .
dits barbares que nous radoubons nos vaiffeaux fra-
caffés par les tempêtes ; que nous portons 1 alarme
ôc la mort chez un ennemi, dont, fans eux, nous
redouterions la puiflance, & que nous fauvonsles
trifles débris d’un naufrage. L’hiftoire du généreux
Bouffard , dont cette capitale a retenti pendant fix
mois, & les éloges dont on ne ceffe de combler
ceux des nageurs qui ont rendu quelques fervices
à l’humanité , prouvent à fiez que l’on lent quelquefois
toute l’importance de cet exercice.
Le détail des moyens qu emploient les Afiatt-
ques pour nous procurer des perles , mérite de tenir
place ici. Cette pêche intéreffante commence
ordinairement ail mois d’avril , & dure fix mois
entiers. Lorfque la faifon eft arrivée, le rivage fe
couvre de petites barques , dont chacune eft montée
par trois hommes. Deux font employés a la conduire
, & le trôifième eft le plongeur qui doit courir
touts les rifques de la pêche. Lorfque ces pêcheurs
font arrivés fur un fond de dix a douze braffes,
ils jettent leurs ancres. Alors le plongeur, les
oreilles & le nez garnis de coton , fe pend au cou
un petit panier qui doit recevoir les nacres. On lui
paffe fous les bras, & on lui attache au milieu du
corps une corde de longueur égalé a la profondeur
de l’eau. Il s’affied fur une pierre qui pèfe environ
cinquante livres, attachée à une autre corde dé
même longueur , qu’il ferre avec les deux mains ,
pour fe foutenir & né pas la quitter, lorfqu elle
tombé avec la violence que lui donne fôn poids.
Il ale foin d’arrêter le cours de fa. refpiration par
le nez, avec une efpèce de lunette qui le lui ferre.
Dans cet état, les deux autres hommes le laiffent
tomber dans la mer avec la pierre fur laquelle il
eft affis , & qui le porte rapidement au fond. Ils retirent
auffitôt la pierre , & le plongeur demeure au
fond de l’eau, pour y ramaffer toutes les nacres
qui fe trouvent fous fa main. Il les met dans le panier
à mefure qu’elles fe préfentent, fans avoir le
temps de faire un choix , qui feroit d’ailleurs d’autant
plus difficile , que ces nacres n’qffrent aucune
marque à laquelle on puiffe diftinguer celles qui
contiennent des perles. La ^ refpiration manque
bientôt au plongeur. Alors il tire une corde qui fert
de fignal à fes compagnons, & revenant en haut,
il y refoire quelques momens. On lui fair recommencer
le même exercice , & toute la journée fe
paffe ainfi à monter & à defcendre. Le hafard, comme
on l’a dit, fait trouver des perles dans ^es na*
cres. Cependant on eft toujours fur de tirer, pour
fruit de fon travail, une huître d’excellent goû t,
& un grand nombre de beaux coquillages. 11 faut
obferver qu’à quelque profondeur que les plongeurs
foient dans l’eau , la lumière eft fi grande,
qu’ils voient très-diftinâement tout cè qui fe paffe
dans la mer, avec la même clarté que fur la terre.
Ils‘apperçoivent de temps en temps des poiffons
monftrueux , dont ils deviennent quelquefois la
proie , quelque précaution qu’ils prennenr de troubler
l’êau pour n’en être pas apperçus. De touts
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les dangers de la pèche, il n’en eft pas de plus
grand ni de plus ordinaire. Souvent les plongeurs ,
pour les prévenir, prennent avec eux un bâton
ferré qu’ils enfoncentdans la gorge de ces monf-
tres.
Quand les huîtres perlières font tirées de la
mer, on attend qu’elles s ’épanouiffent, pour en
tirer le tréfor qu’elles contiennent ; car h on les
ouvroif, comme nous faifons les huîtres, on cour-
roit rifque d’endommager les perles. On les laiffe
ordinairement quinze jours après qu’elles ont ete
tirées de l’eau. Elles s’ouvrent alors d’elles-mêmes,
& l’on peut fans inconvénient en tirer les perles.
, Pline affure que de fon temps les plongeurs mettaient
dans leur bouche des éponges trempées dans
l’huile , pour fe ménager quelque portion d’air
propre à la refpiration. Cet ufage eft encore ob-
fervé par les plongeurs de la Méditerranée , par
la plupart des Nègres d’Afrique., & par un grand
nombre d’Américains indigènes. Mais fi l’on confi- i
dère , d’un côté, la petite quantité d’air renfermée 1
dans les pores d’une éponge, & d e l’autre , combien
elle eft comprimée par l’eau qui l’environne ;
on conviendra qu’il eft impofiîble qu’ un pareil,
fecours aide longtemps le plongeur. Il eft démontré
par l’expérience qu’une certaine quantité d’air
renfermée dans une veffie , & qu’on a alternativement
refpiré & fait fortir des poumons par le
moyen d’un tuyau, ne peut fuffire à la refpiration
que pour très-peu de temps. La raifon de ce phénomène
eft fort fimple. L ’élafticité de l’air s’altère
peu-à-pe.u en paffant par les poumons; & cet élément
s’épuifant infenfiblement, il perd fes efprits
yivifians & toute fon efficacité.
_ Pour procurer aux plongeurs la faculté de demeurer
au fond de l’eau ,on a imaginé deux tuyaux
d’une manière flexible, propres à faire circuler l’air
jufqu’au fond de l’eau , dans la machine où le
plongeur eft renfermé comme dans une armure.
Par ce moyen , on lui donne l’air qui lui eft nécef-
faire ; on le garantit des preffions de l’eau , & la
poitrine fe dilate librement pour refpirer. L’effet de
cette machine qui fait entrer l’air avec des fouf
fiets par l’un des tuyaux, & le fait fortir par l’autre,
eft le même que celui des artères & des veines.
Mais cette machine , toute avantageufe qu’elle
pourroit être dans quelques rivières , ne peut fer-
vir dans les endroits où la profondeur de l’eau eft
de plus de trois braffes ; pa>ce que l’eau refferre fi
étroitement les parties fur lesquelles elle peut agir,
qu’elle empêche la circulation de l’air. D ’ailleurs
elle preffe avec tant de force toutes les jointures de
Farmure , que, fi elles offrent quelque défaut, l’eau
s’y ménage un paffage, par lequel elle inonde dans
un inftant toute la machine , & met la vie du plongeur
daité le plus grand danger.
Pour remédier à touts ces inconvénients, o.n\a
imaginé la cloche du plongeur. Les nageurs font en
pleine sûreté dans cette machine , jufqu’à une profondeur
raifonnable ; & ils peuvent refter plus nu
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moins dans l’eau , félon que la cloche eft plus ou
moins grande. Le plongeur affis dans cette cloche ,
s’enfonce avec l’air qui y eft enfermé. Si la cavité
du vaifleau peut contenir un tonneau d’e au, un
feul homme peut rëfter une heure entière à une pro*.
fondeur de cinq ou fix braffes fans aucun danger.
On comprend fans peine que plus le plongeur
s’enfonce dans l’eau , plus l’air eft refferré par la
pefanteur de l’eau qui le comprime. La principale
incommodité qu’il éprouve en cette occafion, provient
de la preffion qui s’exerce fur les oreilles dans
lefquelles il y a des cavités , dont les ouvertures
fbnt en dehors. C ’eft Ce qui fait que dès que la cloche
commence à defcendre dans l’eaù , on fent une
preffion fur chaque oreille , qui par degré devient
plus violente & plus incommode , jufqu’à ce que
la force de la preffion furmontant l’obftacle , & laif*
fant entrer quelque portion d’air condenfé, le plongeur
fe trouve alors à fon aife. Si l’on fifit defcendre
la cloche plus avant, l’incommodité recommence
& ceffe de même.
, Cette machine offre un inconvénient plus dangei
reux encore : il confifte en ce que l’eau y entrant
peu à peu & à mefure que l’on delcend, cet élément
refferre le volume d’air dans un fi petit efpace,
qu’il s’échauffe promptement, & perd aufîirôt les.
qualités qui le rendent propre à la refpiration. Il eft
donç.néceffaire de remonter de temps en temps
cette cloche pour en renouveller l’air ; & cetie précaution
eft d’ailleurs d’autant plus effentielle, que
le plongeur abforbé par l’eau dont il eft prefque couvert
, ne pourroit pas y refter plus long temps fans
perdre la vie. 1
M. Halley, mort à Greenwich en 1742, frappé
de touts ces défauts qui mettoient chaque jour une
foule de perfonnes en danger de périr miférable-
tnent, a trouvé le moyen*? non - feulement de re-
nouveller l’air de temps en temps & de le -rafraîchir
, mais encore d’empêcher que l’eau n’entrât
dans la cloche à quelque profondeur qu’on la fit
defcendre. Pour y réuffir , il fit faire une cloche de
plongeur, de bois dont la cavité étoit d’environ
foixailte pieds cubes. Il la revêtit en dehors d’une
affez grande quantité de plomb , pour qu’elle pût
s’enfoncer vuide dans Peau ; & il mit au bas une
plus grande quantité de ce métal, pour empêcher
qu’elle ne defcendît autrement que d’une manière
perpendiculaire. Au haut de la cloche, le géomètre
anglois avoit ménagé un verre propre à donner du
jour dans l’intérieur de la machine;, avec un petit robinet
, pour faire fortir l’air chaud’ Au bas , environ
unetoife au-deffous de la cloche , il y avoit un plateau
attaché par trois cordes à la cloche, & chargé
d’un poids de cent livres pour le tenir ferme.
Pour fournir l’air nécefiaire à cette cloche, M. Hal-
le ÿ fe fervit de deux barrils garnis de plomb, de manière
qu’ils pouvoient defcendre vuides. Au fond
de chacun étoit un bondon , dont l’ufage étoit dè
faire entrer l’eau lorfqu’ils defcendoient, & de la
laiffer fortir lorfqu’ils momoien. Au haut de ces bar*
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