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de l’efprit & du génie y aboutiflent toutes. Avec ce
talent, les caractères paroîtront dans un beau jour ,
& ne feront ni facrifies, ni effacés par les objets qui
ne font faits que pour leur prêter de la vigueur St
des ombres. , , .
Un maître de ballets doit s attacher à donner a
(oms les a fleurs danfanrs une aflion, une exprelïion
& un caractère différents ; ils doivent touts arriver
au même but par des routes diverfes, & concourir
unanimement 8c de concert à peindre, par la vérité
de leurs geftes 8c de leur imitation, l’aâton, que
le compoftteur aprisfoin de leur tracer. Si l ’uniformité
règne dans un ballet, fi l’on ne découvre pomt
cette diverfttê d’expreffton , de formes , d’attitude
& de caraftère que l’on rencontre dans la nature ;
fi ces nuances délicates , mais vraies, qui peignent
les mêmes paffions avec des traits plus ou moins
marqués 8c des couleurs plusou moins v ive s, ne
font point ménagées avec art 8c diftribuèes avec
goût 8c intelligence, alors le tableau efl à peine une
copie médiocre d’un excellent original ; 8c comme
il ne préfente aucune vérité, il n’a ni la force ni le
droit d'émouvoir , ni d’affeéîer.
Ce qui me choqua, il y a quelques années, dans
le ballet de Diane 8c Endimion , que je vis exécuter
à Paris. efl moins l’exécution méchantque, que
la mauvaife diflribution du plan. Quelle idée, de
faifir pour l’aélion , l’inflant où Diane efl occupée
à donner à Endimion des marques de fa tendreiie l
Le compoftteur efl - il excufable d affocter des
payfans à cette déeffe, 8c de les rendre témoins de
fa îoibleffe 8c de fa paffion, 8c peut on pecher plus
grofliérement contre la vraifemblance ? Diane ,
fuivant la fable , ne voyoit Endimion que lorfque
la nuit faifoit fon cours, 8c dans le temps ou les
mortels font livrés au fommetl : cela ne doit - il
pas exclure toute fuite ? L’amour feul pouvoir etre
de la partie ; mais des payfans , des nymphes,
Diane à la chaffe : quelle licence ! quel contre-fens !
o u , pour mieux dire, quelle ignorance ! On voit
stifément que l’auteur n’avoit qu’une idee confufe Sc
imparfaite de la fable ; qu’il a mele celle d Afleon ,
où Diane efl dans le bain avec fes nymphes , a celle
d’Endimion. Le noeud de ce ballet étoit fingulier ;
les nymphes y jouoient le perfonnage de la chatte-
té • elles vouloient maffacrer l’amour 8c le berger;
ma’is Diane moins vertueufe qu’elles, 8ç emportée
par fa paffion , s’oppofoit à leur fureur 8c volott au-
deyant de leurs coups. L’amour, pour les punir de
cet excès de vertu, les rendoit fenftbles. De la haine
elles paffoient avec rapidité à la tendreffe, 8c
ce dieu les uniffoir aux payfans. Vous voyez que ce
plan efl contre toutes les règles, 8c que la conduite
en efl au si peu ingénieufe qu’elle efl fauffe. Je corn-
prends que le compofiteur a tout lacrine a t enet,
& que la (cène des flèches en l’a ir , prêtes à percer
l’amour, l’avoir féduit; mais cette feene etoit dé-
placée. Nulle vraifemblance (Tailleurs dans le tableau
* on avoit prêté aux nymphes le caractère &
k fureur .{les baccfomtes <jui déchirèrent Orphée ;
Diane avoit moins l’expreflion d’une amante que
d’une furie ; Endimion peu reconnoiffant & peu
fenfible à la fcène qui fe pafloit en fa faveur, paroif-
foit moins tendre qu’indifférent ; l’amour n’étoit
qu’un enfant craintif, que le bruit intimide 8c que
la peur fait fuir : tels font les caraétères manqués qui
affoibiiffoient le tableau, le privoient de fon effet.^
atteftoient l’ineptie du compofiteur.
Que les maîtres de ballets qui voudront fe former
une idée jufte de leur art, jettent attentivement les
yeux fur les batailles d’Alexandre , peintes par Le-
brun ; fur celles de Louis X IV , peintes par Vander-
Meulen : ils verront, que ces deux héros , qui iont
les fujets principaux de chaque tableau , ne fixent
point feuls l’oeil admirateur. Cette quantité .prodi-
gieufe de combattants, de vaincus 8c de vainqueurs,
partage agréablement les regards, 8c. concourt unanimement
à la beauté 8c à la perfeâion de ces
chefs-d’oeuvre ; chaque tête a fon exprelïion 8c fon
caraélère particulier ; chaque attitude a de la force
8c de l’énergie ; les grouppes , les terraffements, les
renverfements font auffi pittorefques qu’ingénieux:
tout parle, tout intéreffe, parce que tout efl: vrai;
parce que l’imitation de la nature eftfidelle ; en un
mot, parce que tout concourt à l’effet général. Que
l’on jette enfuite fur ces tableaux un voile qui dérobe
à la vue les fièges , les batailles , les trophées,
les triomphes ; que l’on ne laiffe voir enfin que les
, deux héros ; l’intérêt s’affoiblira : il ne reftera que
les portraits des deux grands princes.
Les tableaux exigent une aâion de détail, un
certain nombre deperfonnages, dont les caraélères}
les attitudes 8c les gefles doivent être auffi vrais 8c
auffi naturels qu’expreffifs. Si le fpe&ateur éclairé
ne démêle point au premier coup - d’oeil l’idée du
peintre ; fi le trait d’hiftoire, dont il a fait choix , ne
fe retrace pas à l’imagination du fpeélateur, avec
promptitude, la diflribution efl défe&ueufe, l’inf*
tant mal choifi, & la compofitioi? obfcure <3c de
mauvais goût.
Cette différence du tableau au portrait devroit
être également reçue dans la danfe. Le ballet, comme
je le fens 8c tel qu’il doit être, fe nomme à jufte
titre £â//et;|ceux au contraire qui font monotones &
fans expreffion, qui ne préfentent que des copies
tièdes & imparfaites de 1? nature, ne doivent s’appel»
1er que des divertiffements fafiidieux 8c inanimés.
Le ballet efl l’image d’un tableau bien cpmpofé,
s’il n’en efl l’original. Vous me direz peut-être,
qu’il ne faut qu’un feul trait au peintre, qu’un feul
inftant, pour caraélérifer le fujet de fon tableau ;
mais que le ballet efl une continuité d’aélion , un
enchaînement de circonftances , qui dpit en offrir
une multitude. Nous voilà d’accord , & pour que
ma companaifon foit jufte, je mettrai le ballet en action
, en parallèle avec la galerie du Luxembourg,
peinte par Rubens : chaque tableau préfente une fcè*
ne ; cette fcène conduit naturellement à une autre ;
de fcène en fcène on arrive au dénouement, 8ç l’oeil
Ut fans peine & fans embarras,rhiftoire d’un prince,
• dont
j ont la mémoire eft gravée par l'amour 8c U re -
connoiffance dans le coeur de tours les françoi^
Je crois décidément qu il n eft pas moins difficile
i un peintre Sc à un maître de ballets, de faire un
noëme ou un drame en peinture Sc en danfe , qu tl
nel’eftà un poëte d’en compofer un ; car file gence
manque, on n’arrive à rien ; ce n’efl point avec les
iambes que l ’on peut peindre; tant que U tete des
danfeurs ne conduira pas leurs pieds, ils s égareront
toujours , 8t leur exécution fera machinale . 8c
qu’eft-ce que l'art de la danfe , quand il fe borne a
tracer quelques pas avec une froide régularité.
De l'effet du ballet.
La danfe & les ballets font la folie du jour ;, ils
font fuivis avec une efpèce de fureur. & jamais art
ne fut plus encouragé par les applaudiffemens que
le nôtre. La fcène françoife, la plus riche de 1 Europe
en drames de l’un & de l ’autre genre, & la
plus fertile en grands talents , a été forcée en quelque
façon, pour fatisfaire au goût du public oc le
mettre à la mode , d’affocier les danfes à fes reprefentations*
- n.~L
Le goût v if & détermine pour les ballets eit général
; touts les fouverains en décorent leurs ipec-
tades , moins pour fe modeler d’après nos ufages ,
que pour fatisfaire l’emp.reffement qu’excite cet art.
La plus petite troupe de province traîne apres elle
un effaim de danfeurs & de danfeufes ; que dis-je ,
les farceurs & les marchands d’orviétan comptent
beaùcoup plus fur la vertu de leurs ballets, que
fur celle de leur beaume ; c’eft avec des entrechats
qu’ils fafeinent les yeux de la populace ; & le débit
dé leurs remèdes augmente ou diminue a proportion
que leurs divertiffemens font plus ou moins
nombreux. . r < •.
L’indulgence avec laquelle le public applaudit a
de fimples ébauches , devroit, ce me femble, engager
l’artifte à chercher la perfetfion. Les eloges
doivent encourager, 8t non éblouir , au point de
perfuader qu’on a tout fait, & qu on a atteint au
but auquel on peut parvenir. La fécurite de la
plupart des maîtres , le peu de foin qu’ils le donnent
pour aller plus loin , me feroient foupçonner
qu’ils imaginent qu’il n’eft rien au-delà de ce qu’ils
favent, & qu’ils touchent aux bornes de l’art.
Le public, de fon côté, aime à fe faire une douce
illufion , 8c à fe perfuader que le goût 8c les talens
de fon fiècle font fort aü-de'ffus de ceux des fiècles
précédents ; il applaudit avec fureur aux cabrioles
de nos danfeurs 8c aux minauderies de nos danfeufes.
Je ne parle point de cette partie du public
qui en eft Tarne 8c le reffort, de ces hommes fentes
qui, dégagés des préjugés de ƒ habitude , gé-
miffent de la dépravation du goût, qui écoutent
avec tranquillité , qui regardent avec attention ,
qui pèfent avant de juger, 8c qui n applaudiffent
jamais que lorfque les objets les remuent, les affectent
8c les tranfportent ; ces battements de mains
prodigués au hafard ou fans ménagement, perdent
équitation , Efçrime & Danfe,
Couvent les jeunes gens qui fe livrent au théâtre.
Les applaudiffements font les aliments des arts, je
le fais ; mais ils ceffent d’être falutaires, s’ils ne
font diftribnés à propos ; une nourriture trop forte,
loin de former le tempéramment, le dérangé 8c
l’affoiblit ; les commençans au théâtre font l’image
des enfans que l’amour trop aveugle Sc trop tendre
de leurs parens perd fans reflource. On apperçoit
les défauts 8c les imperfeélions, à mefure que l’il-
lufion s’efface 8c que l’enthqufiafme de la nouveauté
diminue. . ,
La peinture 8c la danfe ont cet avantage fur les
autres arts ,'qu’ils font de touts les.Pay s > de Ioutes
les nations; que leur langage eft unlverfellement entendu
, 8c qu’ils font par-tout une égale fenfation.
Si notre art, tout imparfait qu’il eft , féduit 8c
enchaîne le fpeRateur ; fi la danfe , dénuée des
charmes de l’expreflion, caufe quelquefois du trouble
, de l’émotion ,8c jette notre ame dans un dé-,
fordre agréable , quelle force 8c quel empire n au-
roit-elle pas fur nos fens, fi fes mouvemens étoient
dirigés par l’efprit, 8c. fes tableaux efquiffés par le
fentiment ! il n’eft pas douteux que les ballets ne
deviennent rivaux de la peinture, lorfque ceux
qui les exécutent feront moins automates, & que
ceux qui les corttpofent feront mieux organifés.
Un beau tableau n’eft qu’une copie de la nature ;
un beau ballet eft la nature même, embellie de
touts les charmes de l’art. Si de fimples images
mlentraînent à l’illufion , fi la magie de la peinture
me tranfporte ,fi je fuis attendri à la vue d’un tableau
, fi mon ame féduite eft vivement affeéipe
par le preftige , fi les couleurs 8c les pinceaux dans
les mains du peintre habile , féduifent mes Cens
au point de me montrer la nature, de la faire parler
de l’entendre 8c de lui répondre , quelle fera
ma’ fenfibilité, que deviendrai-je, & quelle fenfation
n’éprouverai-je pas à la vue d’une repréfen-
tation encore plus vraie, d’une aélion rendue par
mes femblables ! Quel empire n’auront pas fur mon
imagination des tableaux vivants 8c variés ? Rien
n’intéreffe fi fort l’humanité que l’humanité même.
O u i, il eft honteux que la danfe renonce à l’empire
qu’elle péut avoir fur l’amé, 8c qu’elle ne s’attache
qu’à plaire aux yeux. Un beau ballet eft juf-
qu’à préfent un être imaginaire.; c’eft le phénix. Il
ne-fe trouve point.
En vain efpérera-t-on de lui donner une forme
nouvelle , tant qu’on fera efclave des vieilles méthodes
8c des anciennes maximes de l’opéra. Nous
ne voyons fur nos théâtres que des copies fort
imparfaites des copies qui les ont précédées ;
n’exerçons pointfimplement des pas ; étudions les
paffions. En habituant notre ame à les fentir , la
difficulté de les exprimer s’évanouira ; alors la phy-
fionomie recevra toutes fes impreflions de l’agitation
du coeur ; elle fe caraétérifera de mille manières
différentes ; elle donnera de l’énergie aux mouvements
extérieurs , 8c peindra, avec des traits de
feu ,1e défordre des fens, 8c le tumulte qui régnera