
j j î j B A L
ce que je pouvois attendre, qu’uue froide fym-
phonie, des cartons mal peints, quelques poignées
d’étoupes enflammées , 8c un efcamotage greffier
, qui ne fert qu’à me faire appercevoir combien
j’aurois pu être fatisfait, fl le jeu de la danfe
& le mouvement des machines s’étoient adroitement
concertés , pour rendre à mes yeux & à mon
oreille l ’intention ingénieufe du poète.
Le même vice me frappe dans prefque touts les
endroits où l’imagination de Quinault s’eft mani-
feflée. Je me borne à expofer mes conjeéiures fur
deux de ce genre, o ù , fi je ne me trompe, ce beau
génie a été auffi mal entendu que fervi.
La première eft le fiège de Seyros dans Alcefte.
Lorfqu’on connoît ce que peut exécuter la danfe ,
on ne fauroitêtre incertain fur le projet de Quinault.
Il n’en faut point douter ; ce poète lui avoir deftiné
cette aéiion. t
Q u ’on fe rappelle en effet toutes les évolutions
militaires qui font de l'inftitution primitive de la
danfe ; qu’on les fuppofe pour un moment exécutées
fur les chants des choeurs, & fur des fymphonies
relatives au fujet ; qu’on fe repréfente les attaques,
les pourfuites , les efforts des affiéeeants, la défenfe
des affiégés, leurs forties, leurs fuites; qu'on imagine
voir au théâtre la fucceffion rapide de touts ces
divers tableaux rendus avec art par des danfes ex-
preffives, on aura alors une idée de l’efquiffe de
Quinault, que l’exécution originaire a totalement
défigurée. .
Pour expliquer mes idees fur la fécondé, j ai
befoin que le leâeur daigne fufpendrq toute prévention.
Je crois avoir apperçu dans un des beaux opéra
de Quinault , un trait fingulier de génie, qui eff
de mon fujet, dans l’endroit même qui, depuis près
de foixante-dix ans, paffe pour le plus défeélueux
de fes ouvrages. Je vais expofer Amplement mes réflexions
, que je me garde bien de croire infaillibles.
Mon intention eft de pénétrer l’efprit des artiftes,
fans avoir le deffein faftueux de m’ériger en juge de
l ’art. Si mes obfervations font vraies, il y gagnera,
& mon ambition fera tout-à-fait remplie. Si je fuis
dans l’erreur, je rends grâces d’avance à la main
fecourable qui voudra m'aider à en fortir.
Il femble que l’opinion générale ait proferit fans
retour le quatrième aâe d'Armide. On le regarde
comme très-indigne des quatre autres, & je penfe
que c’eft fur l’effet feul qu’on l'a jugé. Le public n’eft
parti que d’après fon impreffion, qui, avec raifon ,
eft toujours fa règle ; mais l’effet tel qq’il eft produit
fur le fpeélateur peut avoir deux caufes, le deffein
îk l’exécution. ^ .
Or je crois appercevoir icile plus beau deffein de
la part de Quinault. Si ma découverte n’eft pas une
chimère, l’effet ne peut plus être imputé qu’à la ma-
xiière dont il a été exécuté.
Il fout ici néceffairement que le leâeur me per^
mette de lui rappeller la marche théâtrale d’Armide.
L’amour le plus tendre déguifé fous les traits du
plus violent dépit, dans le coeur £ une femme toute*
puiffànte , eft le premier coup de pinceau qui nous
frappe dans cette belle compofition. Si l’amour l’env
porte fur la gloire, fur le dépit, fur les plus forts motifs
de vengeance qui balancent le penchant fecret |
d’Armide, quels moyens n’emploiera pas fon pou.
voir ( qu’on a eu l’adreffe de nous faire connoître im-
menfe ) pour foutenir les intérêts d’un fi grand
amour ! '
Dans le premier aéle , le coeur d’Armide eft le
jouet tour à-tour de plufieurs paflions qui fe combattent
mutuellement 8c qui la déchirent. Dans le fécond
, elle vole à la vengeance : le fer brille , elle
eft prête à frapper. L’amour l’arrête, 8c il triomphe.
L’amante 8c l’amant font tranfportés au bout de
l’univers.
C ’eft-là que la faible raîfon d’Armide combat encore
: c’ eft-là qu’elle appelle à fon fecours la haine
qu’elle avoit cru fuivre, 8c qui ne fervoit cependant
que de prétexte à l’amour.
Les efforts redoublés de cette divinité barbare
cèdent encore la viéioire à un penchant auquel rien
ne peut réfifter : mais la haine menace : outre les
craintes fi naturelles aux amants, Armide entend en-*
core un oracle qui, en redoublant fes terreurs , doit
ranimer fa prévoyance. T el eft l’état del’aéiion à la
fin du troifième aâe.
Voilà par conféquent Armide livrée toute entière
8c fans retour aux divers mouvements de la plus
vivetendreffe. Inftruite par fon art de l’état du camp
de Godefroi, jouiffant des tranfports de Renaud ,
elle n’a que fa fuite à craindre ; ,8c cette fuite , elle
ne peut la redouter, qu’autant qu’il feroit poflihlede
détruire l’enchantement, dans lequel fon art 8c fa
beauté ont plongé fon heureux amant.
Ubalde cependant 8c le chavalier Danois s avancent
; 8c cet épifode eft très-bien lié à l’aâion , lui
eft néceffaire, 8c forme un contre-noeud extrême*
ment ingénieux.
Armide, que je ne puis pas croire tranquille, va
donc déployer ici touts les efforts, toute la puiffance,
toutes les reffources de fon art, pour arrêter les feuls
ennemis qu’elle ait à craindre. Tel eft le deffein de
Quinault, 8c quel deffein pour un fpeélacle de chant,
de mufique 8c de danfe ! Tout ce que la magie a de
redoutable ou de féduifant : les tableaux de danfe de
la plus grande force ou de la plus aimable volupté :
des embrâfements, des orages, des tremblements de
terre, des ballets légers, des fêtes brillantes, des en* j
çhantemènts délicieux ; voilà ce que Quinault de*
mandoit dans cet aâe : c’eft le plan qu’il avoit tracé,
que Lully auroit dû remplir 8c terminer en homme de
génie, par un entr’aâe dans lequel là magie eût fait p i
dernier effort terrible. On eût jetté, par cet artifice,
de l’incertitude fur le fuccès des foins d’Ubalde, &
formé un contrafte admirable avec le ton de volupté
qui règne dans la première partie de l’aâe fuivant.
Suppofons un pareil deffein exécuté par le chant,
la danfe, les fymphonies, la décoration , les machines
, & jugeons*
' * Principe
principes phyfiques du vice de P. exécution primitive de
V opéra franc ois.
En examinant les vues de Quinault, le plan de
fon fpeâacle, les belles combinaifons qui y font répandues
, la connoiffance profonde des différents
arts qu’il y a raffemblés, 8c qu’on fuppofe dans ce
beau génie ; je me fuis demandé mille fo is , pourquoi
au théâtre, la plus grande partie de ce qu’il
in’eft démontré que Quinault a voulu faire, femble
s’évaporer, fe perdre, s’anéantir; 8c j ’ai cru en voir
évidemment la caufe dans l’exécution primitive.
Mais pourquoi cette exécution a-t-elle été fi dé-
fe&ueufe ? Quelle eft la fource des vices qui s’y
font répandus ? L’art* n’avoit rien à gagner dans
ma première découverte, fans le fecours de cette
fécondé ; 8c cette recherche une fois faite avec quelque
fuccès, les remèdes étoient aifés,8c les progrès
de l’art infaillibles.
O r , je crois appercevoir dans la foibleffe de tous
les fujets employés pour l’exécution du plan de Quinault
, les principes phyfiques des défauts fans nombre
qui l’ont énervé.
La danfe , la mufique inftrumentale 8c vocale,
l’art de la décoration , celui des machines étoient,
pour ainfi dire, au berceau ; 8c le deffein du poète
auroit exigé des hommes confommés dans touts ces
différents genres.
Le plan étoit en grand , comme le font touts ceux
que forme le génie ; 8c dans la conftruâion de l’édifice
, on crut devoir le refferrer, le rétrécir, le mutiler
, fi je puis me fervir decesexpreflions, pour
le proportionner à la force des fujets, qui étoient
employés à le bâtir, 8c à l’étendue du terrein fur lequel
on alloit l’élever. Tout ce peuple d’artiftes ; qui
ne vit dans Quinault qu’un poète peu confidérable ,
étoit encore à cent ans loin de lui pour la connoiffance
de l’art.
Quinault ne fit qu’une faute, qu’une modeflie
mal entendue lui ftiggéra, dont fes ennemis fe prévalurent
, qui a fait méconnoître le genre, 8c qui en
a retardé le progrès, beaucoup plus fans doute,
qu’on ne pourra le le perfuader. Il donna le titre de
tragédie à la compofition nouvelle qu’il venoit de
créer» Boileau, Racine 8c les autres juges de la littérature
françoife y cherchèrent dès-lors touts les différents
traits de phyfionomie du poème qu’on nom-
moit communément tragédie , 8c ils l’apprécièrent à
proportion du plus ©u du moins de reffemblance
qu’ ils lui trouvèrent avec ce genre déjà établi.
Par cette fauffe dénomination , Quinault les aida
lui-même à fe bien convaincre, que fa compofition
n’étoit rien moins qu’un genre tout-à-fait nouveau.
Ils ne virent dans Théiee même qu’une tragédie
manquéeUs le dirent 8c le publièrent ; les échos du
parnaffe & du monde le répétèrent après eux. Delà
Paris , la littérature, les provinces, les étrangers
fe formèrent une idée fauffe du genre, qui s’eft con-
fervé jufqu’à nos jours, 8c que je ne me flatte pas
de pouvoir détruire. Ce darçger étoit prévenu , fi a là
place de ce titre, Quinault eût mis à la ’tête de fes
Equitation , Efcrimc 6* Danfe.
poèmes lyriques, Cadtnus, Thèfée, A ty s , opéra. Ce
feul mot auroit donné à Boileau l’idée d’un genre *
8c cette idée une fois apperçue, fa fagacité & le de-
fir qu’il avoit d’êtfe jufte, auroient fait le refte. D ’un
autre coté , Racine devenu indifférent fur les fuccès
heureux ou malheureux de Quinault, n’auroit
lus vu des tragédies autres que les fiennes occuper
aris. Il auroit applaudi fans peine Armide opéra. IL
étoit peut-être impofllble qu'il ne fût pas révolté
contre Armide tragédie.
L’opéra françois, tel qu’on le forma dans fa nouveauté
, fut reçu de la nation avec un applaudiffe-
ment prefque unanime ; parce que les lumières des
fpeâateurs fur le genre 8c fur touts les arts qu on
y avoit raffemblés, étoient en proportion avec
les forces , le talent, 8c l’art des fujets employés
pour l’exécuter. Tout l’honneur de ce fuccès fut
pour Lully. Le public étoit enchanté de la repré-
fentation, 8c il entendit dire que les poèmes de
Quinault étoient mauvais. Par un méchanifme fort
fimple, il crut que tout le charme étoit dans la nau-
fique, 8c Lully le lui laiffa croire.
Lully fut dès-lors regardé comme un compofi-
teur, comme un modèle, les ballets comme des
chefs-d’oeuvre de la danfe, les machines comme le
dernier effort de la méchanique, les décorations
comme des prodiges de peinture. Au milieu de ce
mouvement univerfel, Quinault cependant fut à
peine apperçu. On ne vit de fon ouvrage que les
endroits défeélueux que fes ennemis relevèrent.
Tout ce qui n’étoit pas du poète en apparence , fut
élevé jufqu’aux nues ; tout ce qui parut dans le
poème plusfoible que la tragédie françoife, fut tout-
à-fait dédaigné. L’opéra raviffoit la nation , 8c dans
le même temps elle méconnoiffoit ou meprifoit le
génie fécond qui venoit de le faire naître. Lully
mourut; les traditions de tout ce qu’il avoit fait
fur fon théâtre relièrent. On crut ne pouvoir mieux
faire que de fuivre littéralement 8c fervilement ce
qui avoit été pratiqué fous les yeux d’un homme
pour lequel on confervoît un enthoufiafme qui a
manqué d’anéantir l’art. Il eft arrivé delà que les
vices primitifs ont fubfifté dans l’opéra françois ,
pendant que les connoiffances des fpeâateurs fe
font accrues. Le charme, qui cachoit les défauts ,
s’eft diffipé peu-à-peu par l’habitude , 8c les défauts
font reliés. Il n’y a pas dix ans que la danfe a ofé •
produire quelques figures différentes de celles que
Lully avoit approuvées , 8c j’ai vu fronder comme
des nouveautés pernicieufes , les premières aâions
qu’on a voulu y introduire.
Sur un théâtre créé par le génie , pour mettre
dans un exercice continuel la pro'digieufe fécondité
des aris, on ft’a chanté , on n’a danfé , on n’a
entendu, on n’a vu conftamment que les mêmes
chofes 8c de la même manière, pendant le long
efpace de plus de foixante ans. Les aâeurs, les
danfeurs , l’orcheftre, le décorateur , le machinifte
ont crié au fchifme , 8c prefque à l’irppiété, lorf-
qu’ il s’eft trouvé par hafard quelque efprit affez
hardi pour tenter d’âgrandir & d’étendre le cercle
V v